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Philosophie |
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Savoir les quitter au bon moment... | | | Lucien Oulahbib La Philosophie cannibale - La théorie du mensonge, de la mutilation, ou l'appropriation totalitaire chez Derrida, Deleuze, Foucault, Lyotard La Table Ronde - Contretemps 2006 / 19 € - 124.45 ffr. / 218 pages ISBN : 2-7103-2739-2 FORMAT : 14,0cm x 20,5cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000). Imprimer
Ce brûlot gravite autour de la phrase de Blanchot, «Il faut être Brutus», quon peut lire comme linjonction destructrice de lHomme et de lUniversel dont est issue la génération des Foucault, Deleuze, Lyotard et Derrida. Au rebours dune interprétation convenue (celle de Luc Ferry par exemple), ceux-ci nincarnent pas le mouvement de mai 68, pas plus dailleurs que la volonté démancipation des années 60, mais au contraire, selon lauteur, une logique autodestructrice qui passe par la subversion du sens (2 + 2 = 5) et par une fascination nihiliste pour la souffrance, dont sont inspirées les litanies sadiennes ou les descriptions de supplices (à comparer avec les scènes filmées de décapitations). Douter de tout, semer le trouble, prendre tout à revers, y compris et surtout soi-même comme sujet, cétait mettre à mort le Sens. Et les mêmes prophétisaient la mort de lHomme. Lune des qualités du livre est de révéler, textes à lappui, leur démarche jusquau-boutiste qui assimile la modernité à une maladie. Mais la décontamination amène souvent une nouvelle peste. Une interprétation également intéressante concerne le modèle dexistence auquel conduit leur nihilisme. A la place du message «qualitatif» des années 60, soucieux daffirmer les différences et les spécificités (culturelles, sexuelles, musicales), ils ont imposé leur confusionnisme comme un dogme, disant ce quil faut être, ou devenir (ni gay ni hétéro, corps sans organe etc.), prônant le masochisme, le dolorisme, lécologisme rétrograde. Laustérité de lislam pourrait bien être lhorizon voilé de cette culpabilisation généralisée de lOccident et de la Raison.
On peut reprocher à ce livre de nêtre quune enquête à charge. On ne voit pas dautre moyen que de rechercher à énumérer les apports dun discours pour pouvoir affirmer de façon crédible, à la fin, quils sont inexistants. Or on peut soutenir quil y a eu de tels apports : Foucault découvre un nouveau domaine dobjets, intermédiaire entre lunivers mental et lunivers discursif, Deleuze découvre le virtuel, distinct du possible et du réel, lun et lautre décrivent des processus de subjectivation, dunification, etc. Et il suffirait que la croyance quils ont dit quelque chose plutôt que rien engendre des effets, pour que le gain soit supérieur à zéro. Lucien Oulahbib adopte en fait une autre démarche. Il dénonce lincohérence dun discours autoréférentiel qui devrait sannuler et qui se double au contraire, dans la pratique, dun leadership puissamment relayé par les media (France Culture ou autre) et dun véritable dictat : car la déconstruction ne se laisse pas déconstruire et quiconque ne partage pas le diagnostic sur la civilisation actuelle est fascisant.
Il fallait le dire, même si dautres lon dit avant (Merchior par exemple), et même si pour notre part, nous préférons la stratégie qui consiste à subvertir de lintérieur les discours de subversion. Après tout, on savait bien depuis Calliclès, Piaget ou Revel que les philosophes ne doivent pas être pris trop au sérieux. Comme il est rappelé dans le livre, Foucault trafique un peu lhistoire (sur lhomosexualité antique, ou sur Pinel), mais pas tellement plus que Heidegger avec ses étymologies fantaisistes ou Montaigne avec ses cannibales (voir René Girard qui rétablit leur vérité ethnographique). Dailleurs la bonhomie sceptique dun Montaigne distillait déjà la culpabilisation et le relativisme, en usant du répertoire de lalibi et du paradoxe (disqualification de la lecture). Quant aux engagements politiques des philosophes, ils sont connus : du tyran de Syracuse (Platon) aux fascistes roumains (Eliade) ou aux SA (Heidegger), en passant par les despotes de lancien régime. Que retirer de cela pour soi-même ? Que les philosophes sont de bonne compagnie au commencement (dans létonnement quils transmettent) et quil faut savoir les quitter au bon moment
Mais qui a prétendu que la philosophie menait quelque part ? Voilà ce qui embarrasse dans ce livre.
Et voici ce qui nous agrée : la dénonciation de la manipulation. Car les cavaliers de lapocalypse ont fait comme si tout cela menait quelque part, en senthousiasmant pour la révolution iranienne, pour la Fraction Armée Rouge, et plus récemment pour les intégristes anti-américains et anti-juifs. Leurs émules poursuivent dans la même veine : anti-américanisme, anti-sionisme, pro-arabisme, révisionnisme, anti-modernisme
Mais la grande Destruction dont on rêve au Quartier Latin, ce sont les talibans qui la réalisent. Il nest pas jusquaux marxistes, naguère prompts à condamner la religion «opium du peuple», qui ne prennent aujourdhui parti contre lécole laïque pour soutenir le port du voile islamique dans les lieux publics. La victimologie encourage une nouvelle barbarie, que Blanchot appelait de ses vux. Métaphore ou réalisme ? Jeu de «qui perd gagne» ou activisme ? Spécialiste de la culture berbère et de lhistoire algérienne, Lucien Oulahbib sy connaît en matière de victimologie et lon comprend mieux son livre en adoptant son regard dhistorien sociologue. Mais peut-être manque-t-il un personnage au tableau (outre Lacan et Bourdieu) : Heidegger, avec sa mystique de lEtre, son irrationalisme, sa critique de lhumain (remplacé par le «Berger de lEtre»), son anti-technicisme idéologique (ignorant la distinction entre techniques de production et techniques de communication) ; Heidegger référence sacrée et figure tutélaire de tout un pan du gauchisme intellectuel qui ne veut pas entendre parler de nazisme mais préfère désigner lui-même les «néo-réactionnaires»
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 21/06/2006 ) Imprimer | | |
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