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Philosophie |
| Juliette Grange Comte (1798-1857) - Sciences et philosophie Ellipses - Philo-Philosophes 2006 / 7 € - 45.85 ffr. / 118 pages ISBN : 2-7298-2770-6 FORMAT : 14,5cm x 19,0cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006). Imprimer
Depuis une quinzaine dannées, les ouvrages sur le fondateur du positivisme se multiplient. De qualité variable, ces ouvrages tentent en général de donner une image plus fidèle de loriginal que celle véhiculée par les ignorants qui se flattent de mépriser ce quils nont pas lu. Dans ce livre de petit format adressé principalement aux étudiants, Juliette Grange semploie à relever les nuances de cette pensée dont la modernité est par ailleurs mise en valeur. Moins sensible au système et à sa place dans lhistoire des idées, quà la subtilité des prises de position de Comte, lintroduction à cette uvre magistrale reflète un point de vue interprétatif personnel, parfois audacieux, que tous les spécialistes de la question mais ils sont peu nombreux - ne partageront pas nécessairement.
La philosophie des sciences de Comte apparaît comme une théorie de la connaissance originale, étrangère à lempirisme anglo-saxon. J. Grange accuse J.S. Mill davoir usé dun procédé déloyal pour défendre sa théorie de linduction en diffusant «une assez grossière réinterprétation philosophique de luvre de Comte» (p.8). Elle dénonce aussi la confusion entre le positivisme originel et le Cercle de Vienne ou la philosophie analytique. Le souci dune langue bien formée est absent de luvre de Comte où le langage apparaît comme une institution sociale qui condense lapport des générations successives et dont la richesse métaphorique est humainement signifiante. Selon J. Grange, Comte nest pas davantage préoccupé par le critère des énoncés doués de sens. Ce dernier point est plus discutable en raison de la citation de Comte reproduite p.16 : «toute proposition qui nest pas strictement réductible à la simple énonciation dun fait, ou particulier ou général, ne peut offrir aucun sens réel et intelligible». Toujours est-il quil ny a pas de filiation directe entre positivisme et positivisme logique et que cest à la tradition française des Brunschvicg, Bachelard, Koyré, Canguilhem et Foucault quil faut rattacher la doctrine comtienne.
La philosophie positive nest ni un pragmatisme, ni un «relativisme» au sens des post-positivistes (lire la critique de Scharff dans la «conclusion»). J. Grange expose les éléments essentiels de lépistémologie de Comte en soulignant particulièrement la conciliation quil réalise entre les deux grands modes détablissement de la vérité : le rationnel et lexpérimental. Contrairement à Kant qui sappuie comme on sait sur la physique newtonienne, Comte sintéresse de près à la variété des approches scientifiques et des méthodes employées par les différentes sciences, si bien quil ny a pas selon lui dunité de la science, mais seulement un mode de pensée scientifique désormais presque homogène, centré sur les lois et la prédictibilité. Lévolution des connaissances est le résultat dun compromis entre le rationnel et le réel, dans lequel le sujet de la connaissance intervient activement sans quon puisse nier par ailleurs lexistence dun ordre universel. Le positivisme nest ni un empirisme ni un idéalisme. Le vrai sujet de la connaissance est lhumanité même, cest-à-dire, comme dit J. Grange, un «sujet collectif» ou un «cogito collectif». La philosophie de lhistoire de Comte, comparable à lentreprise de Hegel par son ambition, postule que lhistoire humaine est le développement de la nature des hommes, de leur sociabilité, qui sexprime dans toutes les productions culturelles, la culture étant leur destin commun et le fil continu du passé et de lavenir. Lhistoire est le «Je pense» qui constitue la conscience que lhumanité a delle-même. Doù limportance de la sociologie, qui nest pas une discipline parmi dautres, mais le point de vue anthropologique qui permet de ressaisir de façon synthétique lensemble du passé humain et qui donne son sens à lexplication scientifique dont elle est elle-même, en tant que science, une émergence. «Comprendre lexplication» est une formule très juste par laquelle J. Grange exprime un rapport entre sciences naturelles et sciences humaines que Dilthey avait beaucoup simplifié dans son commentaire du positivisme.
Lun des mérites de cette introduction est de faire une large place au positivisme religieux et à la politique de Comte «qui a toujours été lhorizon explicite de sa pensée» (p.72). Lassentiment des individus aux valeurs de laltruisme (voir linjonction «vivre pour autrui») sappuie sur lintelligence de lhistoire comme éducation du genre humain. En effet, explique J. Grange, lindividu isolé nest quun corps, un être égoïste diversement agité et difficilement pensant. Son humanité lui vient de lexistence collective, mais plutôt de lintersubjectivité que de limposition de normes collectives. Ce point dinterprétation est, à vrai dire, délicat. Nous sommes davis quil faudrait parler dinteractions plutôt que dintersubjectivité, parce que les individus eux-mêmes ne se constituent comme sujets quà travers ce qui les rassemble (ce nest pas par hasard que la «science de la morale» sappuie sur la sociologie) et que la solution du grand problème humain sadosse largement à larticulation raisonnée, systématique, des composantes de lhumanité indépendamment de la subjectivité proprement dite (ces articulations sont les suivantes : hommes / femmes ; vieillards / adultes / enfants ; Européens / Asiatiques / Africains : prolétaires / patrons / savants, etc.). Sur ce point, qui mériterait une longue discussion (où lon confronterait Comte dun côté à Durkheim, de lautre à Piaget et Habermas), nous nous permettons de renvoyer à notre Comte récemment réédité aux Belles Lettres.
Reste que J. Grange fait ressortir des aspects très modernes de la politique positive, trop souvent dénigrée : l«écologie politique», la limitation du juridique, le projet dinstitutions internationales. Elle montre également la signification du culte de lHumanité comme valorisation de la dimension spirituelle du patrimoine mondial, éducation des hommes au contact des grandes figures du progrès, consolidation du lien social par la prise de conscience historique de notre idéal commun. Et à bien y réfléchir, les fêtes, le calendrier, les rituels, la mémoire collective ne sont pas si étrangers que cela à nos célébrations républicaines (centenaires, colloques, etc.). Bref, il y a dans cette sécularisation orchestrée un projet sans précédent pour penser la place et laction de lhomme moderne dans un monde décentré. Loin davoir à justifier son propos par des efforts de contextualisation, J. Grange aborde frontalement les questions posées par Comte, les prend au sérieux et les rattache à la pensée contemporaine, y compris pour montrer quelles étaient parfois nettement en avance sur celle-ci. Comte est «un penseur pour notre temps» - selon lexpression de Muglioni -, un philosophe de premier plan qui méritait évidemment une place dans cette collection, aux côtés de Platon, Descartes, Rousseau, Kant et Nietzsche. Les lecteurs enthousiastes pourront se reporter à louvrage plus détaillé dont cette introduction nest quun résumé : J. Grange, La Philosophie dAuguste Comte, science, politique, religion (PUF, 1996, 447 pages).
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 17/11/2006 ) Imprimer
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