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Philosophie |
| Jean-Michel Palmier Walter Benjamin - Le chiffonnier, l'Ange et le Petit Bossu Klincksieck 2006 / 39 € - 255.45 ffr. / 866 pages ISBN : 2-252-03591-9 FORMAT : 16,0cm x 24,5cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Voici un ouvrage de grande qualité, qui sadresse plutôt à un public de connaisseurs et damateurs éclairés, et l'on peut déjà dire quil restera longtemps de référence. Il faut dailleurs féliciter Klincksieck de cette nouvelle preuve dexigence et de qualité : 39 Euros, est-ce trop cher payé aujourdhui pour 800 pages de ce niveau, fruit dune vie de lecture et dannées de vrai travail intellectuel ? Ceux qui ont une familiarité avec luvre de Benjamin le liront avec plaisir, une relative facilité pour autant que cela soit possible à propos dun auteur complexe et parfois obscur -, parfois avec passion. Quant aux autres, aux curieux, qui se seraient laissés aller à plonger dans ce pavé biographique et philosophico-critique, même sil peut servir, avec de lattention et de la motivation, dintroduction à la pensée de Benjamin, il leur est recommandé de se munir de la traduction française des essais les plus fameux dun auteur lu et étudié en France depuis les années 60, sous les influences croisées de Theodor Adorno (de la laïque Ecole de Francfort) et de Gershom Scholem (un des maîtres du renouveau religieux juif), deux amis célèbres qui firent beaucoup pour sa renommée posthume. On lira notamment dans des recueils intitulés Essais 1 et 2 («Bibliothèque Médiations» chez Denoël Gonthier) - les études traduites excellemment par feu Maurice de Gandillac.
Pour ceux qui connaissent les travaux de Jean-Michel Palmier (1944-1998), cet hommage ultime à Walter Benjamin a quelque chose de doublement émouvant. Il sagit tout dabord de la publication posthume du dernier livre de Palmier et il y a quelque chose dun testament de la part de ce spécialiste de la culture allemande de la première moitié du XXe siècle (jusquaux années 60) dans cette somme consacrée à un auteur où se rejoignent tant de thèmes des travaux de lhistorien depuis 1968 : liens multiples et entre-croisés de lesthétique et du politique, de la judéité et de la germanité, de la philosophie et de lart, en particulier de la littérature, situation du penseur et de lartiste dans le capitalisme de la marchandisation générale et de la crise, face à la démocratie libérale, au fascisme et au communisme. Il est aussi émouvant de savoir que cest à lhôpital, au milieu de traitements douloureux et au milieu de la détresse humaine, que Palmier a communié une dernière fois, plus intensément que jamais avec Benjamin, homme tourmenté à qui la vie ne fit guère de cadeau et qui prit pour thème de sa pensée la misère du monde. Toutes choses égales, il y avait dans ce rapprochement du destin du héros et de son biographe admiratif, comme un symbole de foi partagée dans le sens de lexistence et la mission de la pensée. Lisez en fin de volume la belle lettre de Palmier à lUFR de son université.
Bien entendu Palmier na pas eu la vie de Benjamin et na pas cherché à identifier leurs situations respectives. Universitaire reconnu, sa carrière académique na rien à voir avec la suite de déconvenues et dhumiliations vécues par Benjamin, à qui lAlma mater allemande ne donna jamais de poste ni donc de revenus. Bien entendu aussi, Palmier vécut dans une autre époque. Mais depuis ses débuts, son travail est orienté sur la compréhension de la catastrophe du XXe siècle et létude des uvres et des destins où le tragique du XXe siècle a essayé de se penser. Et cela explique la variété de ses sujets, dans un cadre, qui, au-delà de sa spécialisation en termes de thèmes et de culture nationale, traduit une problématique densemble de grande cohérence : lAllemagne comme laboratoire de pensée de la modernité.
Grand germaniste, philosophe, Palmier travailla dans les années 60 sur Heidegger, quil considéra toujours comme un auteur essentiel pour notre temps et défendit dans les polémiques sur le sens et la durée de son «nazisme». Malgré les affirmations tendancieuses dE. Faye, basées sur le fait que Palmier demanda quon ne rééditât point ce livre de 1968, sans doute conscient de la nécessité dune actualisation depuis laffaire Farias, rien ne prouve que Palmier aurait revu radicalement ses positions à ce sujet avant sa mort. Renvoyons le lecteur aux passages concernant Heidegger et les rapprochements possibles avec Benjamin : ils témoignent tous dun respect inchangé pour une uvre décisive et soulignent souvent la proximité de pensée entre non seulement Benjamin (qui ne le reconnaissait pas toujours) mais aussi Rosenzweig (qui comme Leo Strauss et le jeune Levinas tranchent en faveur de Heidegger et contre Cassirer lors de la dispute de Davos sur Kant en 1929) et celui quE. Faye présente comme un pseudo-philosophe nazi. Homme de gauche passionné par les débats politico-intellectuels de son temps, Palmier publie aussi sur Reich, Marcuse, mais aussi Lénine. Jeune universitaire, il recommandait déjà la lecture de Benjamin sur les quatrièmes de couverture Denoël. En 1988, il édite un volumineux Weimar en exil (Payot), sur lémigration allemande pendant le nazisme, qui fait toujours autorité. Avec cette somme sur Benjamin, qui paraît grâce aux bons soins de Florent Perrier avec préface de Marc Jimenez, Palmier nous laisse un dernier preuve de son immense culture et de son grand talent pédagogique. Pour ceux qui veulent dépasser le cliché réducteur contre «la pensée 68»
Relisant tout ce que Benjamin a lu et écrit dans lordre chronologique, Palmier a voulu suivre le développement de sa pensée en suivant la logique complexe de sa genèse et en évitant les anachronismes, afin de trancher des débats dinterprétation (en offrant des clés convaincantes pour le décryptage de textes difficiles) et dinscrire plus précisément Benjamin dans son temps. Il en résulte un ouvrage dense et extrêmement riche, érudit et jamais simpliste mais aussi construit, problématisé et écrit avec clarté et élégance. Restituer lunité profonde au-delà des tensions et des apparentes contradictions, en se basant sur des dossiers aussi exhaustifs que possible, expliquer les relations de Benjamin avec des amis situés apparemment intellectuellement et politiquement aux antipodes, tel est le projet, réalisé, de lauteur. Cette réussite repose sur la capacité de digestion et de mise en relation pertinente dune bibliographie immense, au demeurant pratiquée par Palmier depuis sa jeunesse, sans oublier une compétence philosophique et critique qui éclaire tous les débats, tous les questionnements, tous les problèmes, tous les enjeux.
Etrange et cruel destin de ce petit homme trapu, bigleux, sensible, complexé par son physique et malheureux en amour, bibliophile acharné, drogué de lecture, trop original dans sa pensée, sa terminologie et son approche transdisciplinaire pour être compris, passant pour un esprit brouillon et ésotérique, rejeté par luniversité et ainsi transformé en bourgeois déclassé dans une société dure aux intellectuels sans situation, quelque peu aigri de la réussite vulgaire de contemporains à qui il dénie, souvent avec raison, une supériorité intellectuelle sur lui-même. Un faux raté, sûrement difficile à vivre, parfois pédant, mais une des grandes vocations spirituelles méconnues de son temps, à part un réseau disparate damis qui tentent de laider sans trop blesser sa susceptibilité et en linvitant à un nouveau départ, tardif, dans le monde anglo-saxon (que Benjamin déteste) ou en Palestine sioniste : comme on sait, lapatride Benjamin, «vieux Parisien», privé de ses livres et de passeport, se suicidera en 1940 à la frontière franco-espagnole pour fuir la Gestapo mais aussi une chienne de vie qui lavait épuisé.
Palmier nous fait revenir, dans le dédale parfois déroutant dune uvre à facettes multiples, aux articulations et au noyau de cette pensée qui fait coexister, dans une tension problématique, inspiration spirituelle, religieuse et messianique, nourrie didéalisme moral néo-kantien (dans la lecture juive du dernier Hermann Cohen) et de judaïsme dune part, et attirance pour les analyses matérialistes du marxisme et lefficacité révolutionnaire de la violence communiste dautre part. Là où Scholem déplorait une contradiction avec le noyau religieux originel et avec sa culture de lidéaliste bourgeois, Benjamin qui ne put jamais se résoudre à entrer dans un PC stalinien - vivait la nécessité de la purification révolutionnaire dans le malheur tragique de lhistoire : son refus de fuir lEurope atteste de sa détestation insurmontable de lavenir libéral marchand du «monde libre». Quant à son départ sans cesse différé en Palestine, il montre sa distance envers la foi et les rites, mais aussi un choix existentiel pour le judaïsme européen et la tradition universaliste de Cohen contre le sionisme, avatar du nationalisme ethnique allemand. Ame chercheuse de vérité, en quête sans cesse de sens et de médiation et arpentant la diversité des facettes du réel à travers la littérature ; mystique laïque, cabaliste et talmudiste de la culture européenne, commentateur érudit, inspiré et brillant, mais aussi dialecticien, sans dogmatisme ni synthèse, attiré par le réalisme social comme par la dénonciation de lexploitation et le messianisme émancipateur, refusant le spiritualisme désincarné, observateur génial et visionnaire des métropoles modernes, tel apparaît Benjamin. Un Ange de lhistoire ? Un prophète ?
A côté de cette étude placée sous le signe de trois figures allégoriques significatives des passions de Benjamin, on lira les livres des amis médiateurs selon Palmier, plus ou moins déformants, mais stimulants et complémentaires - Adorno (Sur Walter Benjamin, un recueil par Rolf Tiedemann) et Scholem ; et aussi de Stéphane Mosès, (LAnge de lhistoire : Rosenzweig, Benjamin, Scholem) sur la conception du processus historique, le sens messianique et lutopie chez trois penseurs juifs allemands contemporains aux destins croisés.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 11/06/2007 ) Imprimer
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