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Philosophie |
| André Gravil Philosophie et finitude Cerf - La nuit surveillée 2007 / 47 € - 307.85 ffr. / 444 pages ISBN : 978-2-204-08174-0 FORMAT : 13,5cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Sinterroger aujourdhui sur le concept de finitude peut paraître incongru. Nous autres, contemporains, habitons désormais un technocosme sur lequel prétend régner la figure de lhomme de lextrême modernité, à la fois prométhéen et démiurgique, qui considère que la nature en nous et hors de nous est devenue un «royaume où limpossible est roi» (Camus, Caligula). Déniant jusquà la mortalité humaine, le sujet (post)moderne ne cesse de répliquer «à la limite par lenjambée» (Hugo, Les Travailleurs de la mer). Or, une telle dénégation ne doit pas, elle-même, échapper au questionnement. Outre que linterrogation philosophique ne recule pas devant lintempestif, la question de la finitude se révèle dautant plus urgente quelle met en jeu, peut-être aujourdhui plus que jamais, le sens de notre humanité.
Cest pourquoi, louvrage remarquable dAndré Gravil, Philosophie et finitude, en proposant une réflexion profonde sur un concept fondamental qui engage aussi bien la définition de la philosophie que la détermination de lidée dhumanité, se distingue avant tout par la gravité de sa problématique. Lovée au cur de la pensée occidentale, la finitude ponctue son histoire en faisant renaître, sous des formes variées, le problème de la capacité ou de lincapacité pour lhomme datteindre labsolu. «Que signifie être fini ?» : voilà une interrogation philosophique qui ne constitue pas un thème parmi dautres, mais qui est consubstantielle à la pensée et à son déploiement historique parce quelle renvoie à la question de lessence de lhomme qui peut et doit «se connaître lui-même». Dans cette perspective, lauteur sattache à mettre en évidence les figures décisives du concept de finitude dans lhistoire de la philosophie et de la théologie. Dans un parcours passionnant qui réussit à marier avec brio la rigueur de lanalyse à la clarté de lexposition, André Gravil révèle comment certains grands penseurs ont été amenés, dans leur démarche historiquement et philosophiquement singulière, à déterminer de quelle finitude lhomme est fini.
Louvrage se compose de cinq grandes parties qui correspondent aux moments spéculatifs les plus déterminants quant à lévolution de la notion étudiée histoire qui engage et la conception de la philosophie et la vision de lhumanité. La lecture est grandement facilitée par une courte introduction qui précède chacune de ces étapes. La première section, conçue comme une étude préparatoire, est centrée sur Platon dont luvre relie la question de la finité à celle de lêtre et du non-être en identifiant le fini au parfait et en déterminant, par là même, la philosophie comme la «recherche dune telle finité», comme le désir de la «connaissance sans manque de létant sans manque» (p.17). La deuxième section pose la question de létant fini au travers de quatre conceptions du fini qui ont renouvelé lapproche platonicienne : celle de Grégoire de Nysse qui définit le créé comme fini ; celle de Saint-Thomas dAquin qui, à partir dAristote, souligne lautonomie «substantielle» de lens finitum en insistant sur léquivocité de lêtre, dont le sens diffère selon quil sapplique à un étant fini ou au premier étant ; celle de Spinoza qui, sans réduire le fini au néant, met en cause la possibilité de la substance finie ; celle de Leibniz qui, en pensant le fini comme substantia finita, tente de concilier lautarcie des monades finies avec leur Unité primitive infinie.
La troisième partie met au jour la conception kantienne de la finitude. Kant construit, contre la tradition, un concept nouveau de la finitude en ce sens que cette dernière devient une détermination fondamentale et, donc indépassable, du sujet humain, et non de létant en général. La quatrième section est consacrée à lidéalisme allemand qui discute la vision kantienne de lEndlichkeit. Fichte conçoit la finitude comme «la passivité dun Moi infini dans sa finitude même» (p.19) ; Schelling développe «une philosophie du devenir de labsolu, qui rend intelligible lessence dune finitude humaine indépassable» (p.19) ; Hegel voit dans le fini «un simple moment disparaissant de linfini» (p.20). La dernière partie analyse comment Heidegger, en passant de la finitude du Dasein à la finitude de lÊtre, met en question toutes les théories antérieures, qualifiées de métaphysiques.
Dans la partie consacrée à lêtre et au non-être chez Platon, André Gravil relève les éléments de la pensée platonicienne par ailleurs éloignée de toute théorie de létant fini du fait de sa méconnaissance du concept de finitude , qui joueront un rôle primordial dans les philosophies ultérieures de la finitude. Pour le fondateur de lAcadémie, la finité constitue la marque de lachèvement de lιδεα sans manque, tandis que linfinité ne peut avoir quun statut inférieur au fini. Cependant, la recherche platonicienne, en critiquant le statut parménidien de la finité à partir dune réflexion qui associe la forme finie au non-être, se trouve à la source de lélaboration de la notion de finitude. Or, ce concept a été véritablement élaboré par la pensée chrétienne. Cest pourquoi, la section qui traite de létant fini est fondamentale : lauteur y expose, de façon passionnante, comment les théologiens, en particulier Grégoire de Nysse, ont fait émerger lidée de finitude. Contre loptimisme de la philosophie grecque qui, malgré les obstacles, ne doute pas de la possibilité pour le sage datteindre la perfection, la religion chrétienne affirme limperfection radicale de toute créature. Cest une telle affirmation qui «implique historiquement un bouleversement dans la conscience occidentale» (p.69). Si Dieu est fini pour lui-même, il demeure infini «pour nous» : linfinité de Dieu et sa valorisation signifient que lhomme, pris dans son imperfection, ne peut épuiser la perfection divine quil doit désirer dans une quête sans fin pour lui. Dans cette perspective, le fini reste la caractéristique de ce qui est, mais aussi de ce qui manque intrinsèquement de perfection et qui, en conséquence, appartient irréductiblement au non-être.
Toutefois, il ne faudrait pas en conclure quun tel renversement des rapports entre le fini et linfini naboutit quà la valorisation du second terme au détriment du premier. La notion détant fini suppose quun étant soit posé comme tel : Saint-Thomas dAquin souligne que la finitude de létant, qui le sépare de Dieu, est en même temps une revendication de son «être». Létant fini imparfait est instauré dans lêtre et aimé par Dieu. Cest à partir de cette élaboration chrétienne de létant fini que se développent, de façon critique, les interprétations philosophiques classiques du fini. Chacun à leur façon, Spinoza et Leibniz posent la question de la compatibilité du statut ontologique du fini avec lidéal dune rationalité totale du réel.
Lexamen de la pensée kantienne, dans la troisième section, apparaît comme une étape capitale dans le parcours proposé par André Gravil. En effet, Kant abandonne le thème chrétien et classique de lens finitum pensé par rapport à un ens infinitum originaire. Lhomme nest plus conçu comme un étant fini parmi dautres, mais est déterminé comme «lêtre raisonnable et fini». Ainsi, «la question de la finitude est dans la philosophie critique de Kant celle de la subjectivité finie» (pp.200-201). En recentrant linterrogation philosophique sur le sujet, le penseur de Königsberg propose une nouvelle conception de lhomme qui pense sa propre finitude dans sa centralité même. Dans un même mouvement, la démarche critique, opposée au platonisme de la tradition métaphysique, détruit la prétention de la raison humaine à connaître labsolu et révèle la véritable signification de son pouvoir. La nature même de la raison implique une relation constitutive entre finitude et rationalité. Cette conception transcendantale du sujet est révolutionnaire en ce sens quelle relativise linfini par rapport au fini, aux antipodes des théories antérieures, notamment leibniziennes, qui comprenaient le fini comme dérivé de linfini.
La partie suivante, consacrée aux concepts d«endlichkeit» et d«un-endlichkeit» dans lidéalisme allemand, témoigne, de façon exemplaire, de lune des qualités distinctives de lensemble de louvrage : elle offre un exposé aussi clair que subtil de systèmes souvent réputés très difficiles. Fichte, Schelling et Hegel repensent la finitude dans une constante confrontation avec la critique kantienne. En insistant sur le caractère transcendantal de laperception, lidéalisme allemand cherche à «dégager un nouvel infini de la finitude kantienne» (p.279).
Lultime section aborde lacception heideggérienne, radicalement nouvelle, du concept de finitude. Lessai, qui a montré combien cette notion, si souvent associée à la pensée contemporaine, est en réalité traditionnelle, sachève sur létude dun philosophe dont le dialogue avec la tradition a été à lorigine de lémergence dun contenu foncièrement nouveau du concept dendlichkeit. Cette problématique est repensée par Heidegger à partir de la question de lêtre : si le sujet est substantia, il présuppose un sum, et «cest cette dimension ontologique de lessence de lhomme que Heidegger désigne par le mot Dasein, qui contient le mot Sein» (p.375). En décrivant lessence de lhomme comme existence, lAnalytique existentiale cherche à sortir de loubli de lêtre immanent à la définition de lhomme comme sujet. La question de lêtre se trouve ainsi enracinée dans lessence de la finitude du Dasein, et loubli de la question de lêtre est aussi celui de la finitude. Après avoir indiqué ce lien entre être et finitude, lauteur met en évidence lévolution de la notion dendlichkeit dans la philosophie heideggérienne.
Tout à la fois ouvrage dhistoire de la philosophie et uvre de philosophie, le livre dAndré Gravil constitue, pour nous qui vivons à lère confuse de lhomo faber animé par une hybris hostile à toutes les limites, une heureuse invitation à penser avec lucidité notre humanité. Grisé par la promesse dimmortalité que profère la technique, lhomme contemporain tend à refouler la question de sa finitude ce qui ne le rend pas pour autant plus heureux. Et aussi confiant soit-il en ses nouveaux pouvoirs, il doit toujours affronter son indépassable mortalité. Cest pourquoi, le cheminement extraordinaire que propose Philosophie et finitude, en rappelant quil est essentiel à lêtre humain de «se connaître lui-même» en vérité, montre brillamment que le sens de lexistence ne peut être fondé que sur une compréhension de sa radicale finitude. En ce sens, André Gravil nous met sur la voie, aussi salutaire quintempestive, de l«assentiment ontologique à la finitude» (Hans Jonas, Du fardeau et de la grâce dêtre mortel).
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 04/10/2007 ) Imprimer | | |
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