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Philosophie |
| Henri Bergson L'Evolution créatrice PUF - Quadrige 2007 / 15 € - 98.25 ffr. / 693 pages ISBN : 978-2-13-056272-6 FORMAT : 12,5cm x 19,0cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006). Imprimer
Lannée même où lon célèbre le centenaire de LEvolution créatrice, Frédéric Worms et son équipe de jeunes chercheurs bergsoniens lancent la première édition critique de Bergson, aux Presses Universitaires de France, dans la collection «Quadrige». Plusieurs volumes paraissent simultanément : lEssai (annoté par Arnaud Bouaniche), Le Rire (par Guillaume Sibertin-Blanc) et, bien sûr, LEvolution créatrice (par Arnaud François). Les autres sont en chantier. Avant de présenter lédition critique de LEvolution créatrice, il convient de rappeler que les études bergsoniennes ont été relancées récemment par lintense activité des Annales bergsoniennes, pour laquelle lengagement des PUF a été déterminant. Ce nouvel élan ne se situe pas dans la continuité des anciens travaux. Le temps nest plus où lon se disait «bergsonien» ou «anti-bergsonien» : les vieilles querelles dappartenance, influencées par le spiritualisme, le personnalisme, lexistentialisme et le marxisme, sont passées de mode. Bergson est devenu un objet universitaire. Disons-le en bonne part : il sagit à la fois détudier les textes (y compris des textes inédits, notamment des cours) avec les outils modernes de la critique textuelle, et de faire apparaître la pertinence et la fécondité de cette uvre, dun point de vue informé sur la phénoménologie, sur Deleuze, ainsi que sur létat actuel des sciences de lesprit et des sciences de la nature.
Lédition de LEvolution créatrice réalisée par Arnaud François nous semble symptomatique de cette nouvelle manière de travailler. En voici le contenu : 1° une présentation par F. Worms ; 2° le texte de Bergson, conservant la pagination de la précédente édition (dans la collection «Quadrige»), 3° une longue introduction au dossier critique dans laquelle Arnaud François rend compte avec une très grande rigueur des choix quil a faits ; 4° les notes, qui remplissent cent-trente pages serrées ; 5° les index, qui méritent dêtre signalés comme une grande nouveauté de cette édition, car on trouve à la suite de lindex des noms et de lindex des notions, un index des exemples et un index des images, très utiles sagissant de cet auteur ; en outre, chaque index comprend des renvois internes aux autres ouvrages de Bergson ; 5° une table analytique, qui ne fait pas doublon avec les titres courants (ceux-ci y sont dailleurs restitués), mais qui permet au lecteur un repérage direct ; 6° des «lectures», avec un volet «réception et débats» où lon trouve des textes assez connus de Le Dantec, Borel, Tonquédec, et les réponses de Bergson, immergeant le lecteur dans le contexte philosophique de la Belle Epoque, et un volet «grands commentaires» comprenant des passages de Ruyer, Canguilhem et Deleuze ; 7° une bibliographie qui inclut, entre autres, un utile répertoire des uvres philosophiques et scientifiques citées ou mentionnées dans LEvolution créatrice, une liste de recensions dépoque, des commentaires ciblés et des interprétations actualisantes. Inutile dinsister, donc, sur la valeur de cet apparat critique, qui est sans équivalent.
Comme Arnaud François le précise à titre liminaire, cette édition nest pas une édition commentée. Et tant mieux, car nul nignore les difficultés que rencontre tout commentaire, toujours trop long ou trop court, nécessairement discutable parce que reflétant un point de vue, etc. Lapparat critique tel quil a été conçu possède une valeur plus objective, si lon peut hasarder ce mot, ou à tout le moins pérenne. Ce qui nempêche pas de croiser indications érudites et éclairages pédagogiques. Arnaud François nhésite pas, quand cest nécessaire, à donner au lecteur les clefs permettant daccéder au sens de largumentation. Un exemple de mise au point : la note 7, page 395, qui explique que la durée bergsonienne nest pas le produit dune synthèse opérée par le moi, mais quelle est elle-même cette synthèse, «synthèse immanente entre des moments quelle constitue pourtant comme tels». Autre exemple : la note 237, page 444, où Arnaud François explique que lorganisme, pour Bergson, ne doit pas être appréhendé à partir de lui-même, mais comme lenvers de quelque chose, comme lensemble des obstacles que lélan vital a dû «tourner», «la matérialité étant, dune manière générale, linversion du mouvement que prolonge ou continue lélan vital». La notion d«obstacle tourné», comme cela est précisé dans la note 249, caractérise lorgane, et cest donc de la fonction, ou plutôt de la poussée vitale dans laquelle elle sorigine, quil faut partir pour comprendre quelque chose à lorganisation. On nen finirait pas dénumérer les brèves synthèses qui aident le lecteur à sorienter dans un argumentaire parfois difficile malgré son allure «artiste». Signalons seulement, pour finir, la note 172 de la page 485 qui examine les différentes significations de la «forme» dans LEvolution créatrice.
Il faut ici rendre hommage à lextraordinaire travail dérudition. Les références de Bergson à ses contemporains - souvent des savants étrangers - font lobjet dune analyse à la loupe, exhaustive, toujours mise au service de la compréhension de luvre. Une plongée dans les querelles dépoque autour de lhérédité des caractères acquis, des «monères» du moniste Haeckel, des hypothèses néo-lamarckiennes et des prémices de la génétique, aident le lecteur à sy retrouver et à comprendre les prises de position de Bergson en 1907. On est dailleurs en droit de se demander, soit dit en passant, si Bergson a bien fait de rééditer LEvolution créatrice sans modification significative en 1941, à une date où lévolution des connaissances scientifiques aurait peut-être exigé quelques mises à jour. Bien que la question ne soit pas abordée, le dossier de «lectures» a ceci dintéressant, entre autres, quil permet de confronter Bergson à ses critiques, sans parti-pris éditorial (même si Arnaud François penche parfois un peu, malgré lui, dans sa présentation
). On aurait bien tort de réduire les objections de Le Dantec à de vulgaires contresens et lon peut se demander, a contrario, si Bergson ne se met pas en difficulté lorsque, dans sa riposte (envoyée à Borel), il parle de «pénétrer plus avant dans la nature intime du mouvement» (p.602), usant dune terminologie purement métaphysique qui hypothèque le dialogue avec les scientifiques. Larticle de Ruyer (de 1959) sur le fameux Sphex ammophile «qui donne neuf coups daiguillons successifs à neuf centres nerveux de sa chenille», est un plaidoyer passionnant pour une explication de linstinct psycho-biologiste (à tendance panpsychiste) favorable à Bergson. Mais on se demande si elle reste à son avantage, lue rétrospectivement, au vu des positions anti-génétiques de Ruyer ; que penser, par exemple, de ce «tissu protoplasmique» qui se «voit» et se «fabrique» lui-même ?
Une édition critique qui donne à penser méritait bien quelques éloges. Pour les étudiants et les enseignants, ce sera désormais, sans lombre dun doute, lédition de référence.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 16/11/2007 ) Imprimer
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