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Philosophie |
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Aux origines de la subjectivité occidentale | | | Olivier Boulnois Collectif Généalogies du sujet - De saint Anselme à Malebranche Vrin - Histoire de la philosophie 2007 / 32 € - 209.6 ffr. / 320 pages ISBN : 978-2-7116-1915-3 FORMAT : 13,5cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Docteur en sociologie, diplômé de lInstitut dEtudes politiques de Paris et de la Sorbonne (maîtrise de philosophie), Christophe Colera est l'auteur, entre autres, chez LHarmattan, de Individualité et subjectivité chez Nietzsche (2004). Imprimer
Comment le «je» du discours dans lequel Piaget, et avec lui les sciences cognitives plus récentes, reconnaissent principalement une instance de régulation des fonctions de lorganisme a-t-il pu, sous les latitudes européennes, finir pas se penser comme un «sujet» doté dun espace autonome, et même comme une substance par excellence mieux connaissable que toutes les autres, et par laquelle seule lexistence du monde nous serait assurément connaissable ?
La faute à Descartes, diront Kant et Hegel. La question est en réalité plus complexe car Descartes lui-même na jamais parlé de «sujet». Pour en démêler lécheveau, les chercheurs réunis par Olivier Bournois dans Généalogies du sujet : De Saint Anselme à Malebranche reprennent laventure en son commencement, Saint-Anselme de Cantorbéry (au XIe siècle), et dans son décor dorigine : les concepts grecs retravaillés en langue latine sur le tard par Boèce, Saint Augustin et quelques autres : lessence, la substance, laccident.
Première surprise chez Saint-Anselme (le père de la «preuve ontologique» de lexistence de Dieu) : il ne peut y avoir de sujet. Le moi est bien une substance (comme tous les individus et pas seulement Dieu), mais conçue plutôt comme essence et non comme un substrat quaffectent des accidents. Le sujet support des propriétés est ainsi mis «hors jeu», nous explique Kristell Trego, face à la primauté du verbe, de laction, dans la détermination de ce qui agit et de ce qui pense. Le «je» est une construction intellectuelle qui réunit des qualités (au lieu de les supporter) sur laquelle prévalent ses facultés. La volonté et la pensée nous sont aussi extérieures que nos actes, et le «sujet» qui unifie tout cela est largement indéterminé. Même dans lordre éthique il nobtient pas davantage de consistance (à la différence de ce que Kant essaiera de mettre en uvre), puisque, nayant pas de rapport intime à sa volonté, il na lavantage que de la «contrôler» mieux que les actes extérieurs. Il sagit là en un sens dune des déclinaisons de la fondamentale passivité du moi à laquelle adhèrent largement tous les Anciens.
Cest finalement à travers les débats scolastiques sur lintellect agent dAverroès que cette passivité va reculer, avec la découverte (isolée et sans lendemains immédiats) par le franciscain Pierre de Jean Olivi de lexpérience subjective pour individualiser lintellect agent, et la réflexion plus féconde du dominicain Dietrich de Freiberg qui, en pensant lintellect agent (individuel) comme une substance active dont lintellect possible est un accident, ouvre la voie dune subjectivité comme ipséité, auto-affection originaire de la pensée, active et non tributaire de la structure de la représentation. Une substance définitivement dégagée de son statut de sujet-substrat. A la lumière de cette pensée du dominicain allemand, selon Frédéric Berland, à la fois lintuition de Descartes sur le cogito apparaît comme moins novatrice et sa reprise de la notion de substance pour le désigner devient moins incohérente quil ny paraît si lon s'en tient à la vieille connotation aristotélicienne du terme.
Ce ne sont là que quelques exemples, parmi bien dautres cités par ce livre, des développements fascinants et foisonnants que le Moyen-Age et la Renaissance accordèrent aux problématiques de la connaissance du moi par lui-même, de lévidence du «je pense», du rapport de lexpérience subjective à son principe divin (notamment dans la mystique de Maître Eckart et sa notion de «subjectité»/Understantnisse) ou du statut de la certitude.
A laune de ces découvertes, linnovation de la révolution cartésienne pourrait apparaître quelque peu affadie, mais ce ne serait en réalité quune illusion doptique quengendre nécessairement toute généalogie. Pour se persuader du contraire, il suffit de relire dans toute leur simplicité et tout leur éclat les Médiations métaphysiques de Descartes, et de se rappeler à travers par exemple léloquent témoignage de Malebranche dans quelle stupeur, mêlée de gratitude et denthousiasme ce livre exceptionnel plongea les plus subtils de ses contemporains. Le livre dOlivier Boulnois en suivant la trace de ses prédécesseurs doit surtout être saisi comme un outil pour éviter les contresens sur la signafication des notions que mobilise Descartes, non comme une façon de diminuer son génie.
Louvrage constitue donc un très précieux apport à la connaissance des bouillonnements conceptuels qui précédèrent la naissance du sujet moderne, ainsi quaccessoirement un antidote utile à certaines histoires de la subjectivité pour lesquelles rien ne se serait passé entre Saint-Augustin et Descartes.
Christophe Colera ( Mis en ligne le 22/11/2007 ) Imprimer
Ailleurs sur le web :Lire cet article en Anglais sur le site de No Innocent Bystanders - The NIB | | |
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