L'actualité du livre
Littératureet Romans & Nouvelles  

Les Figures
de Robert Alexis
José Corti 2008 /  16 €- 104.8  ffr. / 211 pages
ISBN : 978-2-7143-0979-2
FORMAT : 14cm x 18cm

L'auteur du compte rendu : Françoise Poulet est une ancienne élève de l'Ecole Normale Supérieure de Lyon. Agrégée de lettres modernes, elle est actuellement allocataire-monitrice à l'Université de Poitiers et prépare une thèse sur les représentations de l'extravagance dans le roman et le théâtre des années 1630-1650, sous la direction de Dominique Moncond'huy.

Je est un fou

Vers la fin du XVIIIe siècle, Aloyse de Creyst, jeune fille bien élevée et de bonne famille, pénètre dans un asile de fous pour y retrouver les traces de son oncle, Etienne de Creyst, médecin aliéniste, personnage qui la fascine mais dont elle ignore presque tout. Quatre lectures des mémoires de cet homme étrange ponctuent le récit de son expérience initiatique, racontée par Aloyse elle-même. Ces récits enchâssés témoignent de la confusion des sujets et de leur éclatement. A la suite de son oncle, la jeune fille accepte de plonger dans les abîmes infernaux de la folie, catabase tragique dont elle ne sortira pas indemne. Refusant un destin linéaire tout tracé, elle affronte, comme Etienne de Creyst l'avait fait avant elle, le monstrueux, l'a-normal et le terrifiant. Elle sait que le prix à payer pour pénétrer dans ces territoires interdits au commun des mortels sera douloureux, qu'elle devra affronter l'infrahumain et la bête ; mais cette expérience heuristique équivaut aussi à une libération et donne accès à des savoirs hiératiques. «Que faisais-je, moi, la petite demoiselle si bien élevée, si bien habillée, dans cet antre diabolique ?» (p.13).

Robert Alexis retrace ici l'expérience de la folie à l'âge classique, telle qu'elle se vivait avant la Révolution et les progrès effectués dans la thérapeutique du fou au XIXe siècle (Pinel, Esquirol), et plus encore au XXe siècle. Son écriture se fait volontiers archaïque pour s’approcher au plus près de ce que pouvait être un récit à la première personne à la fin du XVIIIe siècle. Les descriptions des traitements infligés aux fous sont éloquentes : manque d'hygiène, vermine, cellules exiguës et sans confort, enchaînement et mauvais traitements, absence de protection contre le froid (le fou étant considéré comme insensible aux rigueurs de l'hiver). Nous sommes à l'époque où le fou n'est pas véritablement considéré comme un malade susceptible de recevoir des soins et capable de guérir, mais plutôt comme une bête curieuse, voire dangereuse. Le fou – mais surtout la folle – est le jouet du bourgeois lubrique qui voit en celle-ci le moyen de satisfaire ses désirs sexuels à l'abri des jugements éthiques. L'insensée sert ainsi d'exutoire aux frustrations engendrées par les tabous sociaux.

Etienne de Creyst, comme sa nièce après lui, décide de ne pas affronter la folie de l'extérieur, mais d'en vivre pleinement l'expérience, à travers la multiplicité de ses figures. Il explore un monde où aliénation et rationalité ne sont pas séparées, ni séparables. La folie est multiple, elle est partout et se cache parfois derrière la raison la plus inébranlable. Pour ce médecin aliéniste, le fou n'est pas l'infrahumain, mais bien au contraire une créature sur-humaine ayant accès à des champs de connaissance supérieurs. Il est un avatar de Prométhée, puni par les dieux pour avoir outrepassé les limites de l'humain. Sur ses traces, le médecin accepte de renoncer à la voie sécurisante et tranquille de la raison. «Si je dois en avoir un, mon rôle est d'ajouter des traces sur la neige hors des routes passantes. Les suivra qui en aura le désir. Elles mènent à une sylve plus profonde que la nuit, bruissante d'appels, mêlée de coups de vent et de murmures» (p.33). Cette expérience impliquera une plongée inquiétante dans l'univers mental du fou, ainsi qu'une perte d'identité, au risque de ne plus pouvoir revenir sur ses pas.

Dans cette époque intermédiaire entre une conception de la folie qui ne la sépare toujours pas distinctement de la possession diabolique et croit en la lycanthropie, et une conception de l'aliénation qui tend vers la naissance de la psychanalyse, Etienne de Creyst sent intuitivement que la folie a partie liée au refoulement des pulsions et qu'elle nécessite une libération des instincts dits pervers. «J'expliquais comment on devait placer les malades face à leur pluralité, comment la guérison dépendait de l'adhésion à ce que nous sommes, non pas l'être unique que la société, la religion, nous contraignent d'accepter, mais un entrelacs de spiritualités agissantes» (p.176). Elle est l'appel en nous des forces brutes du désir, instincts «déviants» que la morale tente de contrôler. Dans son sillage, les leurres de l'unité du sujet, de la beauté et de l'ordre du monde éclatent.

En maniant avec brio un passé littéraire savamment «digéré», des romans gothiques aux textes sadiens, dans lesquels abondent les religieuses dévergondées et les jeunes filles masquant sous le voile de la pureté la perversité la plus folle, Robert Alexis retrace une expérience de l'aliénation liée au crime et à la sexualité. Son écriture n'est jamais crue, ses descriptions jamais obscènes ou explicites. Mais la puissance d'évocation comble les non-dits. «Qui veut faire l'ange fait la bête», disait Pascal. Dans ce livre, le fou est à la fois ange et bête, identité multiple, présence diffuse, mais partout perceptible.

Françoise Poulet
( Mis en ligne le 03/12/2008 )
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