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Littératureet Romans & Nouvelles  

Journal d'une année noire
de John Maxwell Coetzee
Seuil 2008 /  21.80 €- 142.79  ffr. / 286 pages
ISBN : 978-2-02-096625-2
FORMAT : 14cm x 20,5cm

Traduit de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis.

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.


Roman à trois voix

J.M. Coetzee, né en 1940, écrivain australien d'origine sud-africaine, est l'auteur de deux récits autobiographiques, d'un volume de nouvelles, de dix romans traduits dans 25 langues - dont les remarquables En Attendant les barbares et Disgrâce, abondamment primés -, ainsi que de plusieurs recueils d'essais. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 2003.

Son dernier titre, Journal d'une année noire n'a rien d'un roman en apparence. Et pourtant... Coetzee tire prétexte de l'essai pour y inclure des voix romanesques. Le sujet est assez simple : une maison d'édition demande à un romancier célèbre de donner ses opinions sur divers sujets ; il choisit la musique, le sport, la pédophilie, la servitude volontaire, Machiavel, la démocratie, Guantanamo, la torture, le terrorisme, etc. L'auteur s'exécute mais, ralenti par la maladie, il décide de confier la dactylographie de ses essais à une jeune voisine philippine, Anya, qui l'émoustille. Celle-ci, nantie de bon sens, critique ses idées, discute les textes avec son compagnon, financier peu scrupuleux. Elle finit par ôter leur tranchant aux opinions arrêtées de l'auteur, inspirant à celui qu'elle appelle Senor C une deuxième livraison d'opinions "adoucies".

Le roman est superbe, simple, d'une plume tout à la fois alerte, claire et limpide. L'originalité formelle est importante puisque le récit est imprimé comme une partition sur trois portées, et autant de voix tantôt en résonance, tantôt en discordance. La couverture du roman est illustrée par le début de la partition pour violon seul en G mineur de Bach. Cette polyphonie romanesque est une admirable innovation, mêlant et entremêlant trois voix que le lecteur suit à son gré, libre d'en poursuivre une, de s'arrêter pour en prendre une autre, de reprendre la seconde et de délaisser la troisième, etc. On suit ainsi dans l'ordre ou le désordre trois niveaux de lecture, tout d'abord les essais demandés au romancier, en second son aventure avec Anya, et enfin les opinions et conversations d'Anya avec son mari.

La première voix est donc celle des essais. Il y a ici une critique fort kunderienne au demeurant, que seul le roman vient contrarier par l'écho de toutes ces voix solitaires du fait de leur expérience singulière. A un moment, Anya fait remarquer à l'auteur qu'il parle d'un sujet qu'il ne maîtrise pas très bien et qu'il devrait reconsidérer son opinion. Ce qu'il fera humblement...

Il est donc difficile d'avoir un jugement tranché sur tout ce qui se passe et donc aussi de voir dans ce roman une confession de l'auteur J.M. Coetzee lui-même. Tout d'abord, ces essais du romancier-narrateur auraient pu paraître sans le contexte souterrain et humain présent ici. A cette voix (ou à cette voie...) se mêlent deux autres qui changent totalement, ou du moins partiellement, les avis de l'auteur concernant certains sujets qu'il pensait connaître. De l'autre côté, la relation entre l'auteur et Anya bouleverse les rapports de cette dernière avec son mari qui tente à un moment d'escroquer le romancier grâce à Internet et son ordinateur. Ces deux autres voix nous chuchotent d'autres événements tout en nous racontant une histoire.

Avec Journal d'une année noire, J.M. Coetzee fait preuve d'un raffinement extrême tant au niveau de la forme que du contenu. Sur une idée finalement ténue, le dispositif fait éclater tout dogmatisme avec une simplicité extrême. Dans un monde qui se dit ouvert et démocratique, pourquoi telle ou telle voix n'est-elle défendue ou écoutée ? Ce roman nous parle aussi d'un monde en train de disparaître, via la nouvelle génération par exemple ; dans l'essai sur la musique, l'auteur pointe une jeunesse qui ne comprend plus la musique du passé avec ses tournures complexes et polyphoniques, ses attentes et ses différentes voix, ceci laissant place à une rythmique binaire d'une grande pauvreté, asséné par les médias, symbole de la réduction du monde aux clichés et à la facilité. A travers cela, Coetzee ne milite pas pour sa propre cause mais tient à faire valoir les voix du passé dans la compréhension du présent au lieu de n’en référer qu’à l'opinion contemporaine comme bien souvent.

Journal d'une année noire est un roman sophistiqué et émouvant qui rappelle aussi qu'un homme ne peut vivre sans l'apport des autres, petites ou grandes voix, contre toute tentation de se bâtir seul. A la voix de l'autonomie, Coetzee oppose celle de l'hétéronomie : l'interaction avec d'autres que soi, ou l'art. Car il y a aussi l'art, et bien sûr le roman, qui nous aide à exister, à comprendre le monde et sa complexité (Coetzee fait référence à Tolstoï, Bach et Dostoïevski) en restituant l'expérience et la sagesse accumulées depuis des siècles, art qui aide à vivre à l'orée de la vieillesse, du déclin des forces créatrices, de la mort.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 08/12/2008 )
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