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Littératureet Romans & Nouvelles  

Exil intermédiaire
de Céline Curiol
Actes Sud 2009 /  21 €- 137.55  ffr. / 426 pages
ISBN : 978-2-7427-8538-4
FORMAT : 11,5cm x 22cm

Sensible à tous les sens

Deux femmes, deux mariages à bout de souffle, deux séjours à New York. Eléna et Miléna ne se connaissaient pas, mais ce sont leurs deux existences qui s’entrecroisent dans le troisième roman de Céline Curiol. Toutes deux sont venues de France à New York, comme l’auteur elle-même. L’une y vit depuis des années. Elle y a travaillé pour survivre, et rencontré Peter avec lequel elle s’est mariée ; ils ont un bel appartement et sont entourés de «personnes d’opinion aux velléités créatives», pourtant elle ne sait toujours pas si elle est «l’un des leurs», assumant avec malaise ses tentatives littéraires ou son pays d’adoption. L’autre vient d’arriver dans la mégalopole. Elle avait fait sa vie à Paris, mariée à Martin, journaliste de par le monde ; et c’est sur les traces se son mari qu’elle a franchi l’Atlantique.

L’une comme l’autre ont constaté que les liens de leur mariage se sont étiolés, distendus, défaits. Et dans l’«exil intermédiaire» constitué par la solitude renouvelée et l’extranéité qui les poursuit, elles cherchent les arêtes qui auraient érodé ces liens, les péripéties qui auraient eu plus d’importance qu’elles ne l’avaient cru alors, les personnes qui entourent leurs maris et dont elles comprennent peu. Au-delà de ces ombres, leurs quêtes plus ou moins conscientes convergent pour explorer des mystères aussi fascinants que ce qui nous maintient en vie ou ce qui nous fait aimer.

Il ne s’agit pas d’une enquête policière, mais de l’introspection fine, touchante de justesse, de véracité, de deux femmes encore jeunes et cependant déjà lourdes d’une existence compliquée – et à la fois si simple, si banale. La force de ce roman est là, de présenter deux vies plutôt ordinaires, et d’en faire les objets, les sujets, les vecteurs, les protagonistes d’une analyse raffinée. Eléna et Miléna ne symbolisent rien d’autre qu’elles-mêmes, mais elles ont beaucoup à savoir et à dire de leurs sentiments et de ce qui les déclenchent, elles doivent comprendre et font deviner beaucoup de l’espace et du temps où elles évoluent. Elles ne sont ni des cobayes de laboratoire ni des produits univoques de déterminants extérieurs ; elles ont une épaisseur profondément humaine, une individualité irréductible, qui sont un accomplissement de la démarche de l’écrivain.

Céline Curiol écrit en exergue de son roman : «Je me demande si c’est toujours a posteriori que nous concluons avoir deviné l’avenir. Ou si, lorsque certaines pensées affleurent à notre conscience et que nous les jugeons infondées ou irrationnelles, nous leur attribuons un caractère prémonitoire auquel nous ne croyons pas vraiment, afin d’être en mesure de les oublier sans avoir eu à leur chercher d’explication, étant donné que, pour un motif inconnu, ceci nous a semblé dès leur apparition impossible. Et de ces affabulations par essence dénuées de liens évidents avec notre réalité nous nous rappellerons seulement celles que les événements à venir voudront bien infirmer». La citation intégrale est de rigueur, afin de respecter la précision d’une écriture qui sait mêler considérations globales et nuances pertinentes, avec ce qu’il faut de relief, de suspense éphémère, pour que l’attention du lecteur ne puisse se relâcher, et partant soit réjouie de ce délice littéraire.

La narration n’est pas moins élégamment composée, au gré de fragments qui suivent l’une ou l’autre femme, chacune à son tour narratrice ou narrée, dans leurs dérives new-yorkaises ou les épisodes qui les y ont amenées. Parfois même l’observateur pourrait prendre l’une pour l’autre, d’autant que certaines pages offrent de fausses pistes, ouvrent des interstices à l’intrigue pour un discret jeu de miroirs avec son récit. L’exil intermédiaire est aussi le dépaysement dans un texte qui tout ensemble flatte et déroute, avec une troublante fluidité visuelle et une habileté maligne à introduire les situations, les personnages secondaires, les dialogues. Il est d’une richesse non pas ostensible mais se dévoilant par strates successives, où même l’opulent décor new-yorkais se fait gracieux, ajoutant aux réflexions et réfractions. Céline Curiol a le bon goût de ne pas peindre une carte postale, mais de montrer les gratte-ciels et les grandes avenues eux aussi en demi-teinte, à l’unisson d’une ambiance qui pour être composite n’en est pas moins prégnante ; de ne pas oublier qu’une ville comme une vie est faite de mouvements mineurs autant que de formes spectaculaires. Elle met sa dextérité narrative au service de sa délicatesse d’observation et réussit un roman provoquant successivement la curiosité, l’admiration et l’émotion.

Marc Lucas
( Mis en ligne le 28/10/2009 )
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