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La Maison allemande
de Annette Hess
Actes Sud 2019 /  23 €- 150.65  ffr. / 416 pages
ISBN : 978-2-330-12695-7
FORMAT : 11,6 cm × 21,7 cm

Stéphanie Lux (Traducteur)

Arbeit macht frei

Fritz Bauer (1903-1968 Francfort) est un procureur allemand, initiateur acharné des procès d’Auschwitz, moins connus que celui de Nuremberg où les chefs nazis avaient été jugés. Entre 1963 et 1965, à Francfort, comparurent les gardiens et les exécutants du camp d’Auschwitz-Birkenau. Son travail a contribué à l’élaboration d’un système de justice démocratique outre-Rhin, à la condamnation des injustices nazies et à la réforme du droit pénal. Une équipe de trois procureurs fait même le voyage en Pologne jusqu’au camp pour voir les lieux de l’horreur.

Sur fond de procès, nous suivons le destin d’Eva Brühns, fille d’un couple modeste qui tient un restaurant connu et apprécié, «La Maison allemande». Après des études d’interprétariat, elle maîtrise parfaitement le polonais et elle est embauchée par le tribunal pour faire la traduction instantanée des dépositions des survivants du camp, qui serviront pour l’accusation. Malgré l’opposition ferme de son fiancé Jürgen, allemand austère et riche héritier d’un commerçant qui veut une femme soumise et effacée, comme c’était le cas en Allemagne jusqu’à un passé récent, elle s’investit dans le procès.

Cette décision va bouleverser sa vie. Pendant ses traductions, elle entend des témoignages terribles qui réveillent chez elle un vague souvenir d’une petite maison dans un endroit étrange. Mais comment pourrait-elle se rappeler le camp alors qu’elle n’a de souvenir qu’à Francfort, au restaurant ? En interrogeant ses parents, elle obtient la réponse, une réponse qui la glace car elle fait d’eux des complices sinon des coupables... Elle prend conscience de ce passé récent dont les générations précédentes ne veulent plus entendre parler, soit par honte d’avoir obéi aux ordres, soit par satisfaction du devoir accompli, soit par indifférence. Chaque Allemand exprime un ressenti différent.

Annette Hess ne condamne pas, elle a construit des personnages emplis de contradictions et impuissants. Elle choisit le langage des années 60 et crée ainsi une authenticité oppressante. Le récit met en scène la mécanique destinée à saper le travail de la justice contre les criminels nazis. Aussi pédagogique sur le fond qu’exemplaire sur la forme, le roman propose un état des lieux saisissant de l’après-guerre. Eva, en écoutant et voyant les victimes meurtries dans leur chair et leur cœur, perd définitivement son insouciance et son innocence.

La dénazification, après le rétablissement de la démocratie, a ses limites, aujourd’hui incarnées par l’AFD (Alternativ für Deutschland). Le code pénal allemand utilise la catégorie du meurtre et non celle du crime contre l’humanité. Mais pour établir un meurtre, il faut un témoin attestant ce qui s’est réellement passé, ce qui complique l’administration de la preuve, d’où l’importance de la traduction exacte faite par Eva.

«Les accusés ayant participé à l’Holocauste sont jugés en fonction de ce principe. Seuls ceux qui ont fait du zèle et tué en contrevenant aux ordres ou de leur propre initiative peuvent être condamnés pour meurtre à la réclusion à perpétuité. Ceux qui n’ont fait qu’obéir sont seulement complices». Eva appartient à la première génération qui n’a pas fait la guerre et considère sévèrement le nouveau système judiciaire qu’elle juge laxiste. Arrière-plan de ce roman, le film allemand Fritz Bauer de Lars Kraume retranscrit le combat difficile de ce jeune procureur juif et homosexuel dans les années 60, dont la mort fut suspecte, un homme en butte aux traditions germaniques.

« Arbeit macht frei» : «le travail rend libre». L'inscription était posée sur la porte d’entrée de presque tous les camps de concentration...

Eliane Mazerm
( Mis en ligne le 04/12/2019 )
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