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Littératureet Romans & Nouvelles  

Jazz à l'âme
de William Melvin Kelley
Delcourt - Littérature 2020 /  20,50 €- 134.28  ffr. / 256 pages
ISBN : 978-2-413-01752-3
FORMAT : 13,6 cm × 22,1 cm

Eric Moreau (Traducteur)

Echec programmé

Un beau titre pour un beau roman paru aux Etats-Unis en 1965, et que les éditions Delcourt ont l’excellente idée de rééditer dans une traduction d’Eric Moreau. Cependant le titre français ne rend pas compte de l’intention de l’auteur : le titre original, A Drop of Patience, renvoie à la condition noire aux Etats-Unis, à cette patience nécessaire imposée aux afro-américains pour survivre ; le titre français insiste sur l’autre aspect du roman : la musique, issue possible mais incertaine.

Afro-américain, William Melvin Kelley est né à New York en 1937, mais il passera dix ans de sa vie avec sa famille en Jamaïque pour fuir l’Amérique ségrégationniste au lendemain des assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy. Il reviendra toutefois dans sa ville, où il meurt en 2017. Universitaire (il a enseigné à Paris et à l’Université d’Etat de New York), son oeuvre évoque James Baldwin.

Un temps oubliée, cette oeuvre resurgit aujourd’hui. Son premier roman, Un autre tambour (1962) avait connu le succès. A drop of Patience est un roman noir (dans tous les sens du terme…). Il commence avec une scène terrible qui évoque les romans du XIXe siècle : l’abandon par son père d’un petit garçon de cinq ans, Ludlow, dans une institution pour jeunes aveugles. Une institution qui ressemble davantage à un bagne ou à une maison de redressement dans le pire sens du terme. Très vite, le lecteur comprend que Ludlow est aveugle, ce qui explique le choix de sa famille, incapable de l’élever. Dans cette institution, il apprend la musique, subit la violence de ses camarades et des adultes et en est retiré un «beau» jour par un pianiste de bar qui flaire en lui le grand talent musical.

Lâché à seize ans dans la société «normale» sans en connaître aucun des codes du fait de cette absence d’éducation, si ce n’est le pouvoir du plus fort, Ludlow survit, se fait un ami proche, musicien comme lui, qui lui donne quelques clés de survie ; il découvre le continent féminin qu’il aborde maladroitement, et ne parvient pas à faire la carrière que son talent devrait lui ouvrir en raison de son handicap de départ, non la cécité mais l’absence de chaleur humaine et d'une éducation qui élève, alors même que l’évidence de son génie musical est reconnue…

Et au-delà, le poids de la condition noire dont il est impossible de sortir dans cette société, résumé dans un court dialogue avec un de ses amis musiciens : «Toi qu’es allé à la fac, qu’est-ce que tu crois qu’ils attendent de nous, les Blancs. (…) La plupart veulent croire qu’on n’est pas dangereux. Ce qui veut dire en gros qu’ils préfèrent penser qu’on n’est pas humains. S’il y a un truc que j’ai appris à l’université, c’est bien qu’on est tous dangereux par nature».

William Melvin Kelley place son héros dans ce milieu du jazz, des bars à filles, des bals un peu minables, une ambiance poisseuse et chaleureuse en même temps. Un roman tragique de l’apprentissage de l’échec, échec inéluctable contre lequel le héros est impuissant. Un roman des années 1960, qui renvoie aussi à l’actualité…

Marie-Paule Caire
( Mis en ligne le 12/10/2020 )
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