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Personne ne sort les fusils
de Sandra Lucbert
Seuil - Fiction et cie 2020 /  15 €- 98.25  ffr. / 153 pages
ISBN : 978-2-02-145655-4
FORMAT : 13,0 cm × 18,5 cm

Lingua Capitalismi Neoloberalis

De mai à juillet 2019, sept dirigeants de France Télécom ont été jugés pour maltraitance organisée de salariés, certains de ces derniers étant allé jusqu’au suicide. Sandra Lucbert assiste à ce procès, connu sous le nom de procès France Télécom-Orange, non pas en tant que spectatrice ou journaliste, mais en tant qu’écrivain et linguiste. En observant à travers la lentille du langage, l'auteure va au-delà d’un compte rendu impartial, utilisant le procès comme une plateforme pour critiquer le langage du néolibéralisme capitaliste, qui favorise les gens au pouvoir et écrase ceux d’en bas.

Sandra Lucbert nomme cette langue de gestion Lingua Capitalismi Neoloberalis (LCN) sur le modèle de la Lingua Tertii Imperii, que l’écrivain Victor Klemperer a conceptualisée pour décrire le language utilisé par le nazisme pour justifier ses actions oppressives. Bien que ces deux langues fonctionnent selon des idéologies politiques différentes, elles ont en commun la fonction de séparer les gens, en particulier ceux qui sont au pouvoir, de leurs actions.

Pour illustrer ce point, Sandra Lucbert ouvre le roman dans l’une des salles d’audience des procès de Nuremberg, dans lesquelles les personnes accusées de crimes de guerre n’ont pas réussi à assumer leurs propres méfaits. On leur montre des vidéos choquantes des crimes qu’ils ont organisés, mais ils ne reconnaissent pas que ces atrocités sont de leur fait. De la même manière, les accusés dans le procès France Télécom n’assument pas la responsabilité des mauvais traitements infligés à leurs employés. Ils prennent leurs distances par rapport aux conséquences de leurs actes par le biais de la langue.

Selon l'auteure, France Télécom n’est pas une entreprise, c’est plutôt une machine à «flow». La seule responsabilité des dirigeants est d’assurer le «flow» de la société et tant que cet objectif est atteint, ils estiment qu’ils font leur travail... quel que soit l’état de leurs employés. Après tout, aux yeux du capitalisme, les salariés ne sont que des éléments de la machine.

Comment les employés sont-ils censés obtenir justice lorsqu’ils sont soumis à des politiques d’entreprise abusives ? Le processus juridique est censé garantir la justice, mais lorsque le tribunal parle la même langue que l’accusé, lorsqu’il n’y a pas d’extériorité, la vraie justice ne peut pas exister. C’est grâce à la profondeur de son analyse linguistique et à l’audace avec laquelle elle critique un système aussi puissant que Sandra Lucbert réussit ici. Comme le suggère le titre du roman, ''personne ne sort les fusils'', du moins pas avant d’avoir reconnu et déconstruit le langage du pouvoir qui soutient le néolibéralisme capitaliste.

Zoe Howard
( Mis en ligne le 07/12/2020 )
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