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Littératureet Romans & Nouvelles  

L'Ami arménien
de Andreï Makine
Grasset 2021 /  18 €- 117.9  ffr. / 213 pages
ISBN : 978-2-246-82657-6
FORMAT : 13,0 cm × 20,5 cm

Le Bout du diable

Andreï Makine, académicien français d’origine russe, évoque une amitié délicate entre deux adolescents très différents. Le Bout du diable est un lieu-dit dans une petite ville sibérienne, «royaume d’Arménie» aux maisonnettes basses, tristes et délabrées sur un site industriel en ruines, où vivent Vardan et les siens. Saven, le géant débonnaire, reste assis sur son banc, roi de ce pauvre royaume, en lisière de la prison où leurs proches sont détenus, attendant le jugement qui les expédiera dans un goulag à cinq mille kilomètres de leur Caucase natal. La petite communauté hétéroclite du Bout du diable compte d’anciens prisonniers, de vieux aventuriers, des déracinés victimes de leurs errances au gré des camps de travail sibériens. Plusieurs d’entre eux ont créé une organisation clandestine pour reconquérir l’indépendance de l’Arménie, arrêtés et exilés dans des camps soviétiques pour des accusations graves de propagande nationaliste et de complot antisoviétique.

Dans ce décor de barbelés, un orphelin de treize ans (double de l’auteur, lui aussi privé de parents, et venu de Sibérie) croise le chemin de Vardan, frêle adolescent de quatorze ans, fragile et lunaire, souffrant de la maladie dite d’Arménie (maladie génétique avec de fortes poussées inflammatoires invalidantes) et souvent cloué au lit. Vardan devient le protégé du narrateur qui gagne l’affection de Chamiran, mère aimante du jeune malade. Fuyant «le manège du monde», les deux adolescents s’inventent un destin idéal le long d’une voie de chemin de fer désaffectée, à la recherche d’un trésor laissé dans le monastère remplacé par la prison. «Mon amitié pour Vardan prit alors une tournure nouvelle – je devenais désormais la sentinelle de sa vie menacée. Vu mon peu d’expérience de relations entre parents proches, je découvrais grâce aux Arméniens ce que pouvait être une famille, particulière bien sûr». Le narrateur a conscience de son affectueuse responsabilité et ressent comme un honneur cette amitié avec un être sans défense, dont la vie est menacée à court terme.

Chamiran lui raconte la tragédie de son peuple, le génocide par les Turcs en 1915, les déportations dans le désert syrien avec plus d’un million et demi de victimes, l’exode puis la tutelle soviétique, la magie du mont Ararat, situé en Turquie, d’où serait partie l’arche de Noé d’après les archéologues. Le "royaume d’Arménie", quartier pauvre, est le symbole à échelle réduite du pays de Vardan, ballotté et misérable, jouet de puissances supérieures. L’état de santé du jeune malade s’aggrave et le narrateur creuse seul la terre près de la prison ; arrêté et enfermé dans les geôles russes, il découvre le pire et le meilleur dans l’être humain. A sa sortie, le "royaume d’Arménie" a disparu, ses habitants ont repris la route de l’exil.

Ce récit teinté d’autobiographie est un vrai bijou de littérature, élégant, sensible et émouvant ; l'auteur souligne la capacité de l'humain pour le bonheur, même dans des circonstances extrêmes. Un roman d’apprentissage pour le jeune orphelin qui découvre la sagesse et la liberté intérieure dans sa solitude. «En marchant sur les lieux des temps disparus, je me demandais ce qu’il y avait d’exotique dans la vie de Varban et dans la mienne, en ces années de l’empire communiste finissant. Une grande ville sibérienne, un quartier miséreux d’où l’on sortait rarement et derrière le rempart – ces fenêtres quadrillées d’épais barreaux, l’antichambre des camps».

Eliane Mazerm
( Mis en ligne le 11/01/2021 )
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