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Littératureet Romans & Nouvelles  

Le Coeur de l'ogre
de Isabelle Sorente
JC Lattès 2003 /  17 €- 111.35  ffr. / 348 pages
ISBN : 2709624680
FORMAT : 13 x 21 cm

L'appétit de vivre

Petite fille, Isabelle est déjà affamée de savoir et n’a de cesse de s’étonner de la force du monde. Les chiffres infinis l’ensorcellent (sa première nuit blanche, elle la passera à tenter d’assécher la réserve pourtant inépuisable des nombres), tout autant que les mains puissantes des hommes, en quoi elle croit reconnaître la vigueur d’un Barbe-Bleue qui la fascine. Puisqu’il n’y a pas de rencontres fortuites, mais seulement des inspirations déguisées en hasards, Isabelle ouvre un jour le livre de Georges Bataille, Le Procès de Gilles de Rais. Le livre la bouleverse. Ainsi Barbe-Bleue a bel et bien existé. Ou du moins a-t-on rapproché la figure du conte de Perrault et celle du personnage historique, vaillant guerrier, compagnon de Jeanne d’Arc, maréchal de France, seigneur de toute une région et… monstrueux violeur et assassin de dizaines de jeunes garçons. « Devant les crimes de Gilles de Rais, nous avons le sentiment, fût-il trompeur, d'un sommet », écrit Bataille. Comment, moralement, envisager le crime comme un « sommet » ? Bataille, qui a aussi écrit, ailleurs, que Dieu est « l’innocence du mal », au-delà du mal.

Le mal, la liberté, l’appétit de vie qu’est le désir sous toutes ses formes, la foi, qui n’est peut-être qu’un de ses avatars : voilà les thèmes qui nourrissent Le Cœur de l’ogre. L’ogre, bien sûr, c’est Gilles de Rais, leitmotiv du livre d’Isabelle Sorente. L’auteur tantôt le met en scène, tantôt se met en scène à travers lui, ou en fait le point de fuite de ses réflexions. Mais l’ogre, à bien y réfléchir, est en nous à chaque fois que l’appétit vital est là. Et il peut éveiller en nous le pire comme le meilleur. Si Gilles de Rais, cette force de la nature, intoxiqué de liberté dès le plus jeune âge, est allé jusqu’à commettre de telles horreurs, en quoi, pourquoi serions-nous à l’abri ? «Monomane, Gilles de Rais partage en cela le sort des ogres contemporains traqués par les programmes de marketing, ciblés dans leurs manies et leurs désirs, nourris et gavés d’images appétitives. L’ogre moderne […], qu’il soit obèse, goinfre d’hypnose télévisée, de séries, de vidéos, client cyclothymique de bordel, avide d’antidépresseurs, gavé d’alcool, de coke, de shit, ″workaholic″, ″pornoholic″, pédophile voulant ″se divertir″, harceleur moral, hooligan… Il n’y a pas plus cruel qu’un ogre monomaniaque.»

Les allers-retours que l’auteur ne cesse de faire entre le paysage actuel et l’horizon de Gilles de Rais au XVème siècle ne sont pas la moindre des forces de ce livre. Face à la vigueur de certaines pulsions, à la violence de certains comportements, quelle attitude adopter ? Individuellement, socialement ? Avons-nous seulement les yeux assez ouverts pour voir l’horreur et la beauté dans ce qui nous entoure ? Pour Isabelle Sorente, la réponse passe par le fait de «tuer la pensée raisonnable». Se défaire du « je » qui est «une glu» pour retrouver le sens du mouvement. Aller à la rencontre du mal en soi et le reconnaître, l’aimer peut-être, c’est la seule manière d’espérer le dépasser : «la conscience se révèle dans l’audace». Apologie de la métamorphose. Éloge du devenir. Isabelle Sorente prêche pour un nouveau catéchisme où Saint-Augustin et Ovide, mais aussi Heisenberg et son principe d’incertitude, porteraient la parole dynamique. Aime et fais ce que tu veux, aime et transforme-toi, aime et respire la vie, et le monde qui t’a précédé et que tu portes en toi.

Ovni littéraire, Le Cœur de l’ogre est naturellement protéiforme : récit, journal, homélie, essai, théâtre… Tous ces genres, tous ces styles se mêlent et le lecteur se promène dans l’univers très riche, très éclectique de l’auteur. Aucun narcissisme pourtant, aucune leçon de morale de sa part non plus. Juste une parole dense et parfois crue, que l’on sent toujours sincère. Une pensée mise en corps qui semble nous demander, comme le petit Étienne sur son tricycle lancé à fond entre les jambes des adultes : «et toi et toi, qu’as-tu fait de ton enthousiasme ?»

Le titre de ce livre peut se comprendre de deux manières : le « cœur de l’ogre » en tant que plongée abyssale vers l’origine du monstre, du monstrueux, de même qu’on irait chercher le cœur d’un problème, le nœud d’un drame ; c’est la manière pessimiste. L’autre, plus conforme sans doute à l’esprit d’Isabelle Sorente, nous dit que le « cœur de l’ogre » est la puissance de l’élan vital à retrouver, à réhabiliter, dégagée des ornières de la « pensée raisonnable ». Gilles, seigneur de Tiffauges, maître de la maison de Rais, raïs monstrueux, a pleuré devant ses juges et devant Dieu. Que nous n’ayons pas à pleurer, au dernier jour, nos regrets d’avoir été «vivants mais vierges de vie» ou nos remords d’avoir nourri au mauvais grain les appétits de l’ogre qui est en nous.

Anne Bleuzen
( Mis en ligne le 10/10/2003 )
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