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Littératureet Romans & Nouvelles  

Le Dernier été
de Ricarda Huch
Viviane Hamy - Bis 2005 /  6 €- 39.3  ffr. / 136 pages
ISBN : 2-87858-209-8
FORMAT : 11,5cm x 18,0cm

Tragédie rouge

1906 : débuts de l’agitation révolutionnaire dans la Russie tsariste. Face aux étudiants, Jegor von Rasimkara, gouverneur de Saint-Petersbourg, décide de fermer l’Université. Pour calmer l’inquiétude de sa femme qui le croit menacé, il se laisse convaincre d’engager un secrétaire pour lui servir de garde du corps, Lju. Mais accueillir chez lui ce secrétaire modèle revient à programmer sa propre perte…

Ricarda Huch réussit dès les premières pages à éveiller la curiosité du lecteur. La structure du roman est elle-même propice à laisser une grande part à l'imagination : c’est un roman épistolaire, qui ne présente que les lettres écrites par les personnes vivant dans la maison du gouverneur, et non les réponses qui y sont faites. Réponses que l’on devine, mais dont l’absence participe à créer une ambiance mystérieuse, à laisser des hypothèses en suspend. On ne sait pas ce que les habitants de la maison ont bien voulu écrire, mais ce n’est qu’une version subjective des faits.

Les renseignements que l’on peut obtenir sur les différents personnages arrivent ainsi au compte-goutte. Jegor von Ramiskara, le gouverneur et le père de famille, écrit très peu ; on sait donc de lui uniquement ce qui en est dit par sa femme, ses enfants ou Lju. Un personnage encore moins connu et d’autant plus mystérieux : Konstantin, correspondant de Lju dont on ne sait rien, à part le fait qu’il est son complice et tire les ficelles en arrière plan. Quant aux autres personnages (femme et enfants du gouverneur, Lju), ils sont mieux perceptibles mais avec des psychologies complexes. Chacun apparaît sous plusieurs facettes et c’est au lecteur de se faire une image globale de chaque personnage à partir de ce que les autres disent de lui, de ce qu’il écrit lui-même dans ses lettres, et de ce qu’on sait de ses relations avec les autres.

Les lettres permettent ainsi de mettre en scène des individus plus riches que dans un roman classique grâce à ce jeu des points de vue croisés : on a régulièrement les opinions de différents protagonistes sur un même fait. L’usage des lettres participe également au suspense général : on voit ainsi ce que chacun pense de Lju et comment, à plusieurs reprises, celui-ci a été démasqué par le reste de la famille, sans que celle-ci ne parvienne à en tirer des conclusions. Chaque personnage apparaît avec son propre caractère, notamment les enfants du gouverneur : Weljia, le jeune homme rêveur ; Katia la frondeuse ; Jessika la jeune fille douce et sensible. Ces traits de caractère ressortent dans le type d’écriture de chacun des personnages, notamment la «sensiblerie» et la naïveté de Jessika, contrastant avec le caractère vif de sa sœur Katjia.

Le roman dans son ensemble est basé sur l’esquisse, la volonté de l’auteur de dire les choses sans les dire totalement. Peu de détails sont donnés sur le contexte historique, qui sous-tend pourtant toute l’histoire. Mais l’imprécision des éléments donnés (fermeture de l’Université, étudiants en prison, agitation révolutionnaire) est volontaire et sera reprise dans l’ensemble du roman, laissant une grande liberté d’imagination au lecteur. Ce flou permet de mettre en place une atmosphère menaçante, tendue, renforcée dès les premières pages par le personnage de Lju.

C'est l’un des personnages centraux du roman, envoûtant et mystérieux. C’est lui dont la psychologie est la plus intéressante, personnage partagé entre son respect et son admiration pour le gouverneur et sa famille, et son sens du devoir, doublé d’une force de caractère et d’un sang-froid impressionnants. C’est l’un des paradoxes de Lju, parmi d'autres...

Le Dernier Eté est donc un roman parfaitement construit, écrit dans un style sobre et clair. Le lecteur est entraîné de lettre en lettre, et regarde le destin de la famille von Rasimkara s’accomplir inexorablement devant ses yeux. On ne peut regretter que quelques maladresses de traduction, et surtout que Ricarda Huch ne soit pas plus connue en France.

Marie Debueil
( Mis en ligne le 01/02/2006 )
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