L'actualité du livre
Littératureet Biographies, Mémoires & Correspondances  

Cervantès - Plume du diable et ambassadeur de Dieu
de Henriette Chardak
Presses de la Renaissance 2009 /  22 €- 144.1  ffr. / 513 pages
ISBN : 978-2-7509-0519-4
FORMAT : 15,1cm x 24,3cm

El Manco de Lepante

Cruel paradoxe : Don Quichotte, protagoniste d'un livre considéré comme le premier des romans modernes dans l'histoire de la littérature occidentale, semble presque mieux connu que son auteur. Que sait-on exactement de lui ? «On ignore que Miguel de Cervantès fut recherché tel un criminel et traité comme un paria !», s'insurge en effet Henriette Chardak, dans le «Préambule» de la biographie qu'elle lui consacre (p.7). Et pourtant, si jamais vie d'auteur fût passionnante, ce fut bien la sienne !

Né le 29 septembre 1547 (le jour n'est pas certain) à Alcalà de Henares, il connaît une enfance pauvre, auprès d'un père chirurgien, qui mène sa famille de ville en ville, à la recherche d'une situation moins misérable, et sera même emprisonné pour dettes. Oscillant entre les lettres et les armes, c'est d'abord vers celles-ci que le jeune Miguel se dirige, lorsqu'il s'engage comme soldat en Italie. Au côté des troupes chrétiennes, il participe à la fameuse bataille de Lépante, le 7 octobre 1751. C'est là qu'il reçoit le surnom de «manchot de Lépante», sa main gauche demeurant immobilisée à la suite d'une blessure reçue au combat. Mais ses aventures dignes de figurer dans un roman héroïque ne s'arrêtent pas là : quelques décennies plus tard, en 1575, il est capturé par les Maures avec son frère et fait prisonnier à Alger. «Miguel et son frère sont capturés à hauteur de Cadaqués de Rosas et ils n'en mènent pas large. La beauté du lieu est cruelle : ils sont pris comme des sardines» (p.172).

Plusieurs tentatives d'évasion se solderont par des échecs cuisants et des châtiments très sévères. Enfin libéré en 1580, il revient en Espagne. C'est à partir de ce moment-là qu'il délaisse les armes pour les lettres. Exerçant diverses professions dans plusieurs villes d'Espagne, il publie La Galatea en 1585, Las Novellas ejemplajes en 1613, des comedias, mais surtout El Ingenioso Hidalgo don Quijote de la Mancha (Henriette Chardak date respectivement les deux parties de cette œuvre de 1602 et 1616). Il meurt à Madrid le 23 avril 1616, à la même date que Shakespeare (mais selon un calendrier différent).

Journaliste et écrivain, Henriette Chardak s'est déjà de nombreuses fois intéressée à l'époque moderne : elle a notamment publié des biographies des astronomes Tycho Brahé (Thycho Brahé, l'homme au nez d'or, 2004) et Kepler (Johannes Kepler, le visionnaire de Prague, 2004), mais aussi de l'anatomiste et médecin André Vésale (Andreas Vesalius, chirurgien des rois, 2008), toutes aux Presses de la Renaissance. Pour quelles raisons s'est-elle lancée dans ce nouvel ouvrage sur Cervantès ? Dans le «Préambule», Henriette Chardak prévient d'emblée son lecteur qu'elle n'entend pas composer une biographie, au sens scientifique et universitaire du terme, de l'auteur espagnol. Ayant collecté, au fil des années, morceaux de textes, chansons, bouts de films, sur l'auteur du Quichotte, elle a progressivement nourri le projet de donner forme à ces traces, de les constituer en récit.

Et c'est bien à un «roman» que nous avons affaire ici. Cervantès et ses proches sont érigés en personnages d'une narration aux potentialités multiples : d'abord roman picaresque, s'attachant à restituer l'atmosphère de l'Espagne du Siècle d'Or, traquant les Maures et les conversos, à la recherche d'un sang chrétien sans tache, mêlant différentes catégories du bas peuple ; puis roman d'aventures digne des œuvres de Gomberville et de Mlle de Scudéry, lorsque Cervantès subit les péripéties que l'on trouve dans les romans et novelas du temps, jusqu'au milieu du XVIIe siècle (combats navals, séjours chez les Maures en tant que captifs, tentatives d'évasion) ; roman sentimental, au moment de son mariage avec Catalina de Salazar y Palacios, etc. Henriette Chardak, en parfaite empathie avec son sujet, semble beaucoup se divertir à rendre le contexte contemporain de l'auteur, ne résistant pas au plaisir de lire dans le moindre recoin de son existence le germe de ses œuvres futures.

Pour donner au lecteur non averti les éléments d'histoire nécessaires à la compréhension de son récit, l'auteur se sert habilement des notes de bas de page, ou bien insère ces données dans les différentes conversations des personnages, le tout sans artifice. L'essentiel n'est pas là. Il ne s'agit pas de poursuivre l'objectivité de l'historien, mais plutôt de faire partager à son lecteur la richesse d'une époque, perçue au travers de la vie d'un de ses plus célèbres auteurs. L'écriture d'Henriette Chardak se fait mimétique de cette atmosphère : proliférante, hétéroclite, enthousiaste, elle cherche avant tout à témoigner du plaisir éprouvé à la lecture des œuvres de Cervantès et à montrer comment son propre roman s'engendre à partir des fictions de l'auteur espagnol, dans un dialogue transéculaire.

Françoise Poulet
( Mis en ligne le 23/10/2009 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
www.parutions.com

(fermer cette fenêtre)