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Littératureet Biographies, Mémoires & Correspondances  

D'Annunzio le magnifique
de Maurizo Serra
Grasset 2018 /  30 €- 196.5  ffr. / 704 pages
ISBN : 978-2-246-80662-2
FORMAT : 15,3 cm × 23,5 cm

Un Prince de l'aventure

Diplomate et écrivain, Maurizio Serra (né à Londres en 1955), un moment ambassadeur de son pays à l'Unesco, continue sa série de biographies littéraires italiennes pour le public français, publiées chez Grasset. Après son Malaparte Vies et légendes (2011), il s'attaque à la statue du Commandeur de la littérature italienne du 20ème siècle : Gabriele D'Annunzio (1863-1938).

Fasciné par les écrivains aventuriers et leurs existences risquées et parfois sulfureuses (voir son essai sur les «frères séparés» : Malraux, Drieu et Aragon), Serra présente dans cette nouvelle biographie la figure encore trop méconnue en France d'un précurseur de Lawrence d'Arabie, Saint Exupéry et Malraux, d'un écrivain qui voulut aussi être un homme d'action et un héros. Or D'Annunzio fait encore l'objet de clichés et de simplifications, nourrissant parfois l'hostilité ou la condescendance, peut-être un oubli relatif que Serra juge injustifié. «Plaque tournante de la modernité» au tournant de 1900, esprit fantasque associé à l'irrédentisme, à l'équipée de la république de Fiume et au fascisme naissant, D'Annunzio est certes ambigu et parfois discutable, mais ne se réduit pas à un esthétisme un peu irresponsable, à un mondain élégant amateur de vitesse ni à un poète poseur et pompeux enclin au pathos nationaliste ; grand esprit de l'époque aux côtés d'Henry James, de Barrès et de Proust, autrefois très admiré et lu des plus grands (jusqu'à Joyce et Borgès), c'est une figure majeure et incontournable de l'histoire littéraire et intellectuelle européenne. Et à ce titre il mérite l'attention d'un biographe capable de le faire vraiment connaître des Français (lui qui était si francophile) et peut-être de lui rendre justice même en Italie.

L'ouvrage est structuré de façon chronologique et composé de quatre parties : «L'innocent (1863-1896)», qui traite de la jeunesse et de la formation, mais aussi du début de sa vie adulte et de sa carrière littéraire ; «Le conquérant (1897- juin 1914)» qui montre la maturité, pleine d'art et de politique, et la crise de la quarantaine du poète ; «Le Commandant juillet 14 – Noël de sang 1920)» qui retrace la participation du poète armé à la Première Guerre mondiale, cet «Ariel armé», que poursuivra cette réputation de belliciste romantique irresponsable, d'esthète de la guerre et d'aventurier nationaliste ; «L'agonisant 1921-1938» qui suit la fin du parcours, sous le fascisme, celui d'un poète qui voudrait être influent et enrage de son inaction, d'un francophile hostile au rapprochement avec le 3ème Reich et d'un germanophobe constant qui aura échoué auprès du prince Mussolini ; un Duce qui se sera toujours méfié de ce précurseur de l'héroïsme néo-romain, jalousé secrètement, honoré officiellement mais tenu à l'écart et sous surveillance.

L'ouvrage a une double vertu : faire connaître un auteur oublié ou méconnu, et le réhabiliter comme grand écrivain, point réductible (et c'est un aspect auquel Serra tient visiblement) au fascisme, donc «malgré tout magnifique», entendre malgré ses tendances politiques et ses postures héroïques nationales, qui peuvent indisposer bien des lecteurs de notre temps. Serra semble tenir en particulier à dédouaner D'Annunzio de tout radicalisme fasciste qui le rendrait suspect de compromission avec l'antisémitisme, le nazisme et le 3ème Reich, on l'a dit. C'est un D'Annunzio non pas politiquement correct, ce serait anachronique, mais acceptable, décent en gros politiquement, fréquentable et touchant humainement, et brillant littérairement que nous rencontrons. Le statut de gloire nationale officielle du fascisme ne doit pas nous empêcher de relire D'Annunzio, par-delà la propagande fasciste (qui veut le récupérer) ou antifasciste (qui prend le contre-pied trop mécaniquement).

Peut-être Serra, cependant, cède-t-il aux modes du ‘’politically correct’’ dans certains raccourcis d'ailleurs pas indispensables à son propos comme la pique en passant (ô combien convenue !) envoyée sans explication ni références (mais on croit les deviner, hélas) au «complice Heidegger» (p.669), et ce dans une page d'épilogue sur l'attitude des intellectuels face au totalitarisme, au génocide et à la guerre mondiale. Vouloir démarquer D'Annunzio des fascistes radicaux et des nazis n'exige peut-être pas de noircir le cas d'autres figures qui jouent visiblement le rôle de faire-valoir.

Le plus intéressant reste un récit de vie dans la double perspective italienne et européenne de la société et de la culture de la Belle époque et un tableau de l’œuvre et des relations de l'écrivain avec ses contemporains célèbres. L'aventure de l'éphémère république de Fiume mérite aussi l'attention. Le lecteur français y (re-)plongera dans les tourments de la conscience nationale italienne moderne depuis Cavour et le Risorgimento : statut de Rome, irrédentisme, complexe d'infériorité et mythe romain. D'Annunzio tente à Fiume d'être une sorte de prince-poète et fondateur politique d'une expérience originale, république ambiguë nourrie de soucis sociaux et syndicalistes, dans une synthèse «ni droite ni gauche» (relire Z. Sternhell ?) qui devait être le modèle d'une meilleure Italie mais tournera court. Cet échec politique ouvrira la voie à Mussolini qui sera plus clairement l'instrument de la réaction.

Reste le grand écrivain : ses rapports à l'art et aux arts, à la foi et à la religion, aux femmes, à la vitesse, à l'héroïsme, à la guerre et à la politique, on l'a vu. Serra nous invite au terme du parcours à lire l'écrivain dans les traductions françaises disponibles et si possible en italien. Car finalement ce petit Surhomme débordant d'énergie et porté à l'action aura été surtout un poète et, comme Chateaubriand ou Barrès, ayant échoué dans ses ambitions politiques, il laissera surtout une œuvre littéraire, superbe, à la postérité.

Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 12/10/2018 )
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