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Littératureet Biographies, Mémoires & Correspondances  

Pierre Mertens. Le siècle pour mémoire - Biographie
de Jean-Pierre Orban
Les Impressions nouvelles 2018 /  24 €- 157.2  ffr. / 543 pages
ISBN : 978-2-87449-630-1
FORMAT : 15,4 cm × 21,8 cm

Le mentir-faux de Pierre Mertens

L’ouvrage que Jean-Pierre Orban consacre à Pierre Mertens, fruit de plusieurs années de travail, impressionne par son volume. Il tombe aussi à point nommé, au moment où l’écrivain est en passe de fêter ses 80 ans, et comble une lacune dans l’historiographie des lettres belges à propos de l’un de ses plus célèbres représentants. Mais surtout, il illustre à merveille la difficulté (l’impossibilité ?) inhérente à l’écriture de la biographie d’un vivant.

Le travail se base bien entendu sur des archives publiques et accessibles au chercheur, mais également sur tout un matériau livré, donc filtré, par le «biographié» en personne, ainsi que sur de nombreuses conversations entre les deux hommes, dans l’environnement familier de l’écrivain (son domicile ou ses restaurants favoris). Au fil de leurs échanges émergent les moments saillants d’un parcours pour le moins mouvementé et les facettes d’un homme complexe. Tout y est évoqué, dans une narration globalement chronologique, même si le biographe s’octroie quelques allers-retours : le rapport aux parents et aux femmes, les blessures de jeunesse, la carrière universitaire, la question de la religion, les engagements, la reconnaissance, les polémiques et les procès, les goûts esthétiques, enfin, en filigrane de tous ces chapitres, la pratique vitale de l’écriture.

Sur ce dernier point, la position adoptée par Orban est d’emblée inconfortable. Car celui qui est lui-même écrivain et chercheur en littérature au CNRS ne peut en effet être dupe de la «mise en fiction» du passé à laquelle s’est livré Mertens dans la plupart de ses livres, en transposant ses souvenirs, en se transportant là où il ne fut jamais – ou du moins pas au moment où il l’affirmera par la suite –, en inventant… Là où Aragon avait osé l’oxymore génial du «mentir-vrai», Mertens s’est semble-t-il contenté de parer son ego d’un «mentir-faux» en justifiant cette attitude par le fait que l’art romanesque lui en octroyait le droit inaliénable. Or, il est des moments où cette souveraine liberté revendiquée par le créateur indispose le lecteur, coincé entre les affirmations péremptoires de Mertens et leur dénégation, parfois trop prudente hélas, de la part de celui qui, pourtant, a eu l’opportunité les mettre à l’épreuve des faits.

Comment ne pas entrevoir in fine, dans cette récurrente posture de surenchère mémorielle, autre chose qu’un exercice de promotion personnelle, visant à hisser le poseur qui l’adopte en Conscience majuscule de son temps ? Qui pis est, une telle démarche ne fragilise-t-elle pas mieux que de la servir ce qui demeure jusqu’à nouvel ordre la meilleure preuve de la toujours possible inhumanité des hommes, soit la vérité historique ? Enfin, l’entreprise même d’Orban apparaît quelque peu jésuitique : fournir les preuves qui attestent de la forgerie, pour au final se ranger aux justifications du forgeur…

Et le malaise de surgir chez le lecteur, qui ne se sent plus en empathie avec qui que ce soit. Ni avec l’affabulateur lauré dépeint dans le brol de son appartement où l’on fait irruption presque en voyeur, ni avec son interlocuteur qui se pique de partager, sur un coin de table hâtivement désencombré, le couvert avec son sujet d’investigation. La citation rebattue de Malraux revient alors à l’esprit : «Pour l’essentiel, l’homme est ce qu’il cache : un misérable petit tas de secrets». Fort de cette conviction, le lecteur de goût renoncera, comme par décence, à aller plus avant dans la découverte de ce grand déballage, qui a tout de prématuré.

Frédéric Saenen
( Mis en ligne le 22/02/2019 )
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