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Littératureet Biographies, Mémoires & Correspondances  

Jacques Rigaut - Le Suicidé magnifique
de Jean-Luc Bitton
Gallimard - Biographies 2019 /  35 €- 229.25  ffr. / 706 pages
ISBN : 978-2-07-271322-4
FORMAT : 15,5 cm × 22,5 cm

Annie Le Brun (Préfacier)

Vie et mort de Lord Patchogue

. «Cette mort (le frère d’une amie), celle de Rigaut, en faisant preuve de la vie dangereuse, donnent à frémir. Et puis, ce sont toujours les plus purs qui se laissent prendre à ces jeux terribles.[…] Je ne croyais pas que ce qui fut notre jeunesse (gens et rêves) si vite s’effondrerait dans la mort». (René Crevel, Lettres de désir et de souffrance)

90 ans après la mort de Jacques Rigaut (1898-1929), Jean-Luc Bitton (né en 1959), co-auteur avec Raymond Cousse (1942-1991) d’une biographie définitive d’Emmanuel Bove, parue en 1994, rend un flamboyant hommage au dandy des années 1920. Jacques Rigaut est mort à 30 ans d’une balle qu’il s’est logée en plein cœur, seul dans sa chambre de la clinique La Vallée-aux-Loups de Châtenay-Malabry, le 6 novembre 1929, au retour d’une nuit bien arrosée. Il s'y trouvait pour une troisième tentative de désintoxication aux drogues dures qu'il consommait depuis sa prime jeunesse.

Durant dix longues années contrastées, l’homme qui «voyageait avec son suicide à la boutonnière», préparait ce violent départ, seule manière pour lui de répondre à l'obsédante question qu’il se posait : «Le suicide n’est-il pas la seule solution, et comment peut-on ne pas finir ainsi lorsqu’on est sujet au mal du siècle ?». Rares sont les théoriciens du suicide qui ont vécu sans l’obsession d’une mort qu’ils ont fini par s’infliger malgré tout. Qui plus est, Rigaut était jeune, ruiné et retiré du monde. Mais ce «héros défait», cet anti-héros qui a tout refusé (en cela, il est l’homme du refus et non de l’échec, ce qui lui confère ce statut de maudit, non sans pureté ni délicatesse), n’a jamais trouvé sa place ni de solution à son malaise existentiel (ni au collège, ni au lycée, ni à l’université, ni avec Dada, encore moins avec les surréalistes, pas à New-York où il s'est exilé et marié, ni à Paris où il est revenu pour mourir). Cet homme qui a refusé la vie comme il a refusé le travail, la littérature, l’amour et le bonheur, ne pouvait pas finir autrement que suicidé dans la demeure de Chateaubriand, seul, en costume de scène, après avoir refermé sa valise (bourrée de manuscrits), protégé le drap du lit d’un éventuel éclat de sang et rangé sa chambre. James Dean proclamera : «Vivre vite, mourir jeune et faire un beau cadavre». Cela colle aussi plutôt bien à l'esprit de Rigaut, dandy français qui sera l'incarnation du mythe suicidaire par cette funeste conclusion, résultat romantique (plutôt que surréaliste) de questionnements existentiels insolubles.

Jean-Luc Bitton a réussi de belle manière, sans trahir qui que ce soit, un exercice de style complexe et sans la moindre fausse note, à percer le mystère Rigaut, qui planait chez les lecteurs des surréalistes depuis près d’un siècle. A travers une enquête minutieuse et passionnante (quinze années de travaux et de recherches), il a rassemblé les morceaux épars de l’existence, d'un coup devenue cohérente et touchante, d’un homme doué qui a refusé de transmettre davantage de preuves de son talent. Auteur de fragments, d'aphorismes, d’articles Dada et de nombreuses lettres, Rigaut aura davantage écrit que Cravan et Vaché, ses précurseurs dans la mort (volontaire pour le second) mais moins que Crevel et Drieu, ses amis, qui porteront plus tard «la main sur eux», comme l’écrivait le philosophe Jean Améry, suicidé lui aussi.

Cette traversée funèbre de 700 pages est le roman d'un jeune homme pauvre qui vécut comme un bourgeois, avide d’amour, de rencontres (l’amitié fut, malgré son nihilisme, la grande histoire de sa vie, très vite brisée par la mort d'un proche camarade tué au front), de drogues, d’alcool, et de mondanités festives. Auteur de bons mots provocateurs mais aussi glaciaux comme le canon du révolver plaqué sur la peau, Rigaut a laissé une trace dont chacun s’accorde à dire qu’elle était celle d’un type généreux, agréable et intelligent, que la neurasthénie a emporté avec son époque. Bitton tente une réhabilitation forcément excessive - mais, excessif, Rigaut l’était sur tous les registres – pour sortir l'auteur d'une seconde zone littéraire.

Le biographe fait revivre le dandy et ses amis artistes dans une épopée des années folles tout à fait savoureuse. Il a reconstitué la trajectoire (notamment celle de New-York, que les lecteurs de Rigaut ignoraient) avec une justesse et des témoignages totalement inédits. Rigaut, l’homme du secret, aurait peut-être reproché à Bitton un tel travail (de même qu’Aragon stigmatisa celui de Martin Kay lorsqu’il écrivit sa thèse sur le dadaïste en 1968), brossant du coup l’homme mystérieux en écrivain (tel est le titre qu’il inscrivait sur ses papiers officiels), météorite et symbole d’une décennie d’après-guerre marquée par les séquelles d’une paix illusoire. Un homme, Jacques-Emile Blanche (1861-1942), dont il fut le secrétaire privilégié, apporte en témoin capital des éléments essentiels à la compréhension du poète tragique. Rigaut, comme souvent lors de conflits familiaux, trouva dans cet artiste singulier un père de substitution et les lettres qu’il lui a adressées sont capitales pour percer son malaise. Rares sont les écrivains qui ont porté en eux le suicide comme Rigaut. Sa fin tragique, logique mais poétique, quasi dadaïste, en fait un grand mort alors que, vivant, il aura davantage transporté sa triste carcasse (se souvenir de Maurice Ronet interprétant Alain dans Le Feu follet de Louis Malle) dans des plaisirs faciles (sinon factices) et une vie mondaine qui ne suffisait pas au plein épanouissement : «J'oublie pour boire», écrivait-il ironiquement.

Cet hommage à Jacques Rigaut est une véritable réussite biographique. Les acteurs de l’époque sont tous présents : Breton, Aragon, Soupault et Eluard bien sûr, mais aussi une pléthore d’artistes oubliés voire inconnus, qui renforcent la dimension illusoire de Rigaut, fantôme mal aimé, mal compris des années 20, qui hantait les rues, les salons et les lieux de débauche parisiens : Blanche, Porel, Faÿ, Pomerand, Crastre, Josephson, Cowley, Kirstein et sa femme américaine Gladys Barber, tous individus ensevelis dans le temps, que Bitton remet en scène, documents et échanges épistolaires à l’appui.

«Un livre devrait être un geste», écrivait Rigaut dont l'œuvre ne dépasse pas 200 page, à l'opposé d’Emmanuel Bove (né la même année), écrivain méticuleux, auteur d’une œuvre prolifique, notamment de romans psychologique au style minutieux. Le geste de Rigaut fut un coup de feu qui changea l'auteur lacunaire en personnage fascinant. Il fut un anti-héros chez Drieu (y compris dans le poignant Adieu à Gonzague), mais aussi chez d’Astier de la Vigerie, Jacques Porel, Louis Malle, Daniel Darc et d'autres. Personnage torturé ou ami regretté, Rigaut a eu ce talent de décupler son mal-être dans sa prose et dans l’œuvre de ses contemporains. En cela, il est le personnage subtil et absurde des années folles que Bitton décrit ici avec moult détails et documents. En refermant le livre, Rigaut devient plus concret, plus proche, plus présent. Le mythe surréaliste laisse place au fragile compagnon charismatique de Drieu, Picabia et Soupault.

Au bout de 700 pages d'intrigues littéraires, que reste-t-il de Jacques Rigaut, enterré au cimetière de Montmartre dans le caveau familial ? Un véritable éclair qui illumine, précise, explique et commente un destin français, resté enfoui dans les années 20 et qui ne réapparaîtra jamais plus. Après Bove et Rigaut, qui sera le prochain héros choisi par Bitton ? Car tel est également le but de ce travail titanesque : placer l’artiste (collectionneur de boites d’allumettes et confectionneur de cartes de visite) au centre du processus créatif des années Dada. L’homme qui refusa la célébrité littéraire en ne publiant pas les pages qu’il noircissait, écrivit jusqu’au dernier jour de sa vie, pris dans les mailles de son double littéraire, Lord Patchogue, qui prit vie au travers d’un curieux miroir, un soir de triste rendez-vous avec lui-même. C’est donc l’écrivain qui reprend ses droits dans cette biographie définitive.

Le Suicidé magnifique est un grand livre composé avec intensité, érudition et brio. Après avoir été crucifié par Man Ray puis tué par son propre revolver, Jacques Rigaut est ressuscité par Jean-Luc Bitton dans ce livre puissant qui consacre avec authenticité et une certaine émotion l'un de nos tristement célèbres «suicidés de la société».

Jean-Laurent Glémin
( Mis en ligne le 20/01/2020 )
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