L'actualité du livre
Littératureet Essais littéraires & histoire de la littérature  

Par la haute mer ouverte - Notes de lecture d’un Moderne
de Eugenio Scalfari
Gallimard 2012 /  20 €- 131  ffr. / 322 pages
ISBN : 978-2-07-013633-9
FORMAT : 14,3 cm × 20,5 cm

Françoise Antoine (Traducteur)

Un humaniste

«(…) en moi l’ardeur
que j’eus à devenir expert du monde
et des vices des hommes, et de leur valeur ;
mais je me mis par la haute mer ouverte,
seul avec un navire (…)
» (Dante, La Divine Comédie).

Homme de presse, Eugenio Scalfari est le fondateur du célébrissime quotidien La Repubblica. Certes le journaliste italien est «inscrit par nécessité dans le flux (et le reflux !) de l’actualité», certes il a dû faire sienne «l’approche de la réalité fractionnée par la dictature de l’instant» qui est habituellement celle de la presse, mais en tant qu’homme de culture il apprécie «prendre le temps d’écouter la respiration du monde à partir des murmures de la littérature, des myriades de petites touches que les écrivains, toute sensibilité déployée, déposent non pas dans le Journal, mais dans le Livre».

Dans cet ouvrage d’une extrême érudition, l’homme de presse italien célèbre la modernité par une ode. Pour ce faire, Eugenio Scalfari entreprend une véritable traversée au cœur même de celle-ci. Il retrace quelques quatre siècles de littérature, de poésie et de philosophie, et ce depuis Montaigne jusqu’à Montale et Calvino, en passant notamment par le courant des Lumières (Diderot, D’Alembert, Voltaire, Rousseau), Hegel, Kant, Tolstoï, Marx, Rilke, Proust, Joyce et bien d’autres.

L’auteur décrit son œuvre de diverses façons. Certes il ne s’agit «pas (d’)un roman», mais plutôt d’un «conte philosophique» (p.304) ou d’une sorte de «journal intime», rédigé par un auteur «multiple» : en effet, il n’hésite pas à faire intervenir les figures de proue de la modernité, qu’il tient pour particulièrement importantes. A cet égard, il écrit «endosser leurs vêtements et leur âme tant qu’il me plait de le faire, puis je les restitue à leurs propriétaires. C’est, explique-t-il, une question de magie et c’est le philtre de la tante Léonie infusé dans ses madeleines qui m’en a fait don» (p.200).

Après avoir évoqué la naissance des modernes, Eugenio Scalfari aborde le romantisme. A propos de Chateaubriand, «le petit chevalier breton», le journaliste italien en parle en faisant s’opposer dans «un dialogue imaginaire» Sainte-Beuve et Marc Fumaroli (p.126), lequel lui a consacré une biographie en 2003. Pour Sainte-Beuve, trois éléments sont particulièrement constitutifs du génie du grand écrivain. Il s’agit, d’une part, de «la rêverie et de l’ennui» ainsi qu’en second lieu du «culte de la jeunesse, une espèce de délire et d’illusion romanesque qui amène avec elle une ivresse sentimentale». Le célèbre critique littéraire évoquait, en sus, un «sens de l’honneur» singulièrement développé.

Se définissant comme «l’Intelligence qui voyage dans le monde, luttant toujours contre la bêtise», effectuant donc «un voyage difficile, semé d’embûches, un voyage pour les esprits libres, fidèles à leurs idéaux au péril de leurs vies», Chateaubriand et plus largement les auteurs romantiques constituent une nouvelle étape dans l’évolution de la modernité. Certes «le noyau original n’a pas bougé et c’est toujours l’individu qui domine la scène de la culture et de la société», mais l’irrationnel a désormais fait son retour. «La raison, écrit Eugenio Scalfari, n’est plus qu’un des aspects de notre vie d’animaux pensants» (pp.123-134).

L’auteur retrace la suite de l’odyssée moderne jusqu’à la mort de dieu sous les coups enragés de Nietzsche et la fin de l’idéalisme. Un danger se fait actuellement jour : la montée en puissance des «barbares» réprouvant la quintessence même de la modernité (liberté, égalité, libre arbitre) au nom notamment de l’uniformité et du culte du profit.

Jean-Paul Fourmont
( Mis en ligne le 31/10/2012 )
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