L'actualité du livre
Littératureet Essais littéraires & histoire de la littérature  

Les Prémices littéraires des révolutions arabes
de Samir Patrice El Maarouf
L'Harmattan 2014 /  24 €- 157.2  ffr. / 235 pages
ISBN : 978-2-343-03601-4
FORMAT : 13,5 cm × 21,5 cm

Franklin Nyamsi (Préfacier)

L’auteur du compte rendu : Arnaud Genon est docteur en littérature française et professeur certifié en Lettres Modernes. Il enseigne actuellement les lettres et la philosophie en Allemagne, à l’Ecole Européenne de Karlsruhe. Visiting Scholar de ReFrance (Nottingham Trent University), il vient de publier Roman, journal, autofiction : Hervé Guibert en ses genres (Mon Petit Editeur, 2014). Il a cofondé les sites herveguibert.net et autofiction.org.


Les voix de la liberté

Qui, au début des années 2000, aurait pu prédire le vent révolutionnaire qui soufflerait, à partir de 2011, sur les pays arabes ? Si les observateurs et autres spécialistes n’ont pas su, dans leur très grande majorité, détecter les prémices ou les étincelles de ce qui allait se dérouler, les écrivains Yasmina Khadra, Assia Djebar et Abdellah Taïa, au centre du présent ouvrage, «ont su capter et amplifier, par leur plume alerte, les avant-secousses du Printemps arabe».

Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les causes qui ont amené cet éveil démocratique «aussi fulgurant que contagieux» ? se demande Samir Patrice El Maarouf dans la première partie de son étude. C’est en explorant les œuvres romanesques des années 2000 que l’auteur espère répondre à cette question, arguant à juste titre qu’elles sont révélatrices d’une transition entre l’ère postcoloniale – qu’Albert Memmi a finement analysée – et l’ère révolutionnaire.

La littérature pré-révolutionnaire doit ainsi être considérée comme transitive dans la mesure où elle opère un déplacement du «curseur de la subversion», le faisant passer de la révolte contre le colonialisme à la révolte contre les oppressions créées à l’intérieur même des pays concernés : «militarisme, islamisme, obscurantisme, autoritarisme». Le rôle de l’écrivain dans ces pays a récemment consisté à sortir du schéma colonisé-colonisateur afin de mettre à jour les réelles menaces qui pèsent sur les peuples arabes.

Il s’est agi dans un premier temps, nous dit l’auteur, d’en finir avec le «colonialisme dogmatique» et de désigner les nouveaux oppresseurs. Un des personnages des Agneaux du Seigneur de Yasmina Khadra le formule en ces termes : «le Diable est ici». Les diables pourrait-on dire, car jusqu’aux révolutions qui ont éclaté dans le monde arabe, la politique semblait se résumer à un partage binaire : dictature militariste ou tentation islamiste cette dernière pouvant parfois mener à la barbarie comme l’a montré Yasmina Khadra. De son côté, l’armée, en Algérie ou en Egypte, n’a fait que resserrer les entraves des peuples qu’elle disait libérer. L’écrivain algérien Boualem Sansal, dans ses deux premiers romans, a dressé «un violent réquisitoire contre les résultats apocalyptiques de la politique militariste en Algérie, depuis l’indépendance» et le diagnostic est tout aussi impitoyable chez Khadra ou chez Salim Bachi.

Dans la deuxième partie de l’étude, «Pour un Eros révolutionnaire», Samir Patrice El Maarouf souhaite évoquer la place de la femme et celle des homosexuels «dans le processus préparatoire de la révolution». Et il avance à raison que la subversion «passe tout autant par les mœurs que par la politique». La littérature nord-africaine est remplie de petites révoltes visant à ébranler la phallocratie islamique. L’auteur en trouve des traces et les analyse finement chez Assia Djebar, dans L’Amour, la fantasia et dans La Femme sans sépulture ou encore dans Cette fille-là de Maïssa Bey.

En ce qui concerne l’homosexualité, il suffit de remonter dans l’histoire littéraire arabe et de lire certains poètes – l’arabo-persan du VIIIe siècle Abou Nawas ou le cairote du XVe siècle Muhammad Al Nawadji, par exemple – pour se rendre compte qu’elle n’est pas étrangère aux peuples arabes, contrairement à ce que certains voudraient faire croire. Cependant, sa simple évocation a désormais un caractère subversif. L’écrivain Abdellah Taïa, premier marocain à avoir assumé publiquement et dans ses livres son homosexualité, parsème ses romans de personnages de «sorciers, d’homosexuels, de prostituées, de bonnes esclavagisées et d’âmes perdues et réprouvées de toutes sortes». Khalid et Omar dans Le Jour du roi ou Mahmoud et Jallal dans Infidèles sont d’autres figures habituellement sans voix à qui l’auteur donne une voix, révolutionnant tout autant poétiquement que politiquement la société et la littérature d’Afrique du Nord.

La troisième et dernière partie, la plus courte de l’étude, se penche sur le problème lié à la langue, question à l’enjeu politique qui se trouve au cœur de la littérature ici étudiée. Abdellah Taïa a souvent évoqué, lors de divers entretiens, «son combat incessant avec et contre le français écrit». Cette problématique est celle de nombreux autres écrivains. Le français, c’est la langue du colon et donc celle du pouvoir et de la domination. Langue de l’adversaire d’hier elle devient, par l’ironie de l’Histoire, «l’inattendue et subversive voie de mots vers la liberté et l’émancipation d’aujourd’hui, à l’égard, notamment, du double joug du nationalisme et de l’islamisme».
  
Le panorama proposé par Samir Patrice El Maarouf est des plus intéressants. Son analyse, qui vise à mêler le politique et le littéraire, constitue un bel hommage rendu à ces écrivains du monde arabe qui ont, par leurs écrits, contribué ou contribuent toujours à éveiller les consciences, à bousculer les frontières et à mettre en branle les vieux schémas culturels. Les Prémices littéraires des révolutions arabes, c’est là son mérite, donne au discours littéraire la place et l’importance qui est la sienne au cœur de ces révolutions appelées à bouleverser et à transformer l’Afrique du Nord. L’image selon laquelle la plume peut être une arme n’a jamais été autant d’actualité.

Arnaud Genon
( Mis en ligne le 28/04/2015 )
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