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Littératureet Classique  

Romans, nouvelles
de Junichirô Tanizaki
Gallimard - Quarto 2011 /  25 €- 163.75  ffr. / 1016 pages
ISBN : 978-2-07-012966-9
FORMAT : 14cm x 20,5cm

L’homme est un jardin imparfait

Junichiro Tanizaki est un écrivain japonais né en 1886 et mort en 1965 à Tokyo, au Japon. Cet homme que rien ne prédestinait à être romancier devint rapidement l’un des auteurs majeurs du XXe siècle.

Deux quotidiens importants vont tout d’abord publier ses romans en feuilleton, Atsumono (Potage bien chaud) et Konjiki no shi (Une mort dorée). Tanizaki va écrire et encore écrire, développant une abondante production littéraire pour conserver sa place. Il publie en près de trois ans dix-huit ouvrages et cinq recueils de ses œuvres ! Courts récits, dialogues de pièces de théâtre, essais, poèmes traditionnels à forme fixe en japonais et chinois classique, poèmes en japonais moderne, son œuvre fourmille en différents genres et styles.

Ce recueil ne veut pas offrir une vue générale de l’œuvre du romancier mais rassemble néanmoins plusieurs de ses nouvelles et des romans majeurs. Tout d’abord des nouvelles comme Le Tatouage, Le Secret, Nostalgie de ma mère, et des romans tels Un amour insensé, Svastika, Le Goût des orties, Yoshino, Le Récit de l’aveugle, Le Coupeur de roseaux, Shunkin, esquisse d’un portrait, Le Chat, son maître et ses deux maîtresses, La Clef ; et enfin Journal d’un vieux fou.

Le Secret
signale d’emblée l’originalité de Tanizaki avec son goût et sa forte sensibilité à l’inquiétante étrangeté. Nous sommes ici pourtant dans un terrain connu en Occident et l’on voit que les différences culturelles ne recouvrent pas forcément des différences existentielles. L’histoire est celle d’un homme qui rompt avec la vie qu’il menait et s’installe dans un recoin obscur de Tokyo ; il arpente la ville… travesti en femme, il rencontre une ancienne maîtresse… D’emblée, nous sommes dans un univers trouble et étrange, où l’individu se méconnaît, ou méconnaît les aspects étranges de son monde intérieur. Tout est ambiguïté chez Tanizaki. Rêve et réalité se confondent, les êtres ne sont pas ce qu’ils semblent être, leurres et mensonges les habitent jusqu’à un profond malaise.

Dans Nostalgie de ma mère, le narrateur navigue aussi entre rêve et réalité. Comme chez tout grand romancier, le prétexte d’un narrateur est là pour nous permettre de rentrer dans une sombre et dérangeante histoire, dans les méandres obscures de l’âme qui habite chaque homme. Histoire intérieure des rêves et des cauchemars qui contaminent la réalité ; ou inversement, la réalité contamine les rêves.

Le monde tanizakien tourne autour de deux pôles : séduction sexuelle et menace de mort, rêve intérieur et passion destructrice, idylle érotique et perte de l’âme. Il les regarde avec étonnement ou émerveillement, sans les juger. Il se trouve fort heureusement au degré zéro du moralisme, ce qui ne veut pas dire qu’il en fait des louanges ou qu’il justifie quoi que ce soit. Plusieurs traits psychologiques marquent ses récits : sadomasochisme, sexualité et homosexualité, fétichisme et névrose obsessionnelle. Tout se joue dans le registre de la beauté et de l’érotisme au-delà de toute préoccupation morale, religieuse ou spirituelle. Sceptique envers son époque, Tanizaki déploie une critique (et non une dénonciation) de la libération sexuelle qui ne peut mener, à l’inverse, qu’à un enfermement. En pensant aller vers leur bien, les individus sombrent corps et âme dans l’addiction, la névrose, la psychose… Le narrateur joue un rôle déterminant dans les récits que Tanizaki écrit à cette époque. C’est lui qui tisse son histoire à l’aide de multiples sources, photographies ou témoignages soit historiques, soit fabriqués. Il introduit le lecteur dans les replis des passions, des lieux du drame et de la profondeur des souvenirs.

Junichiro Tanizaki publie son premier roman en 1928, Un amour insensé. L’histoire est celle d’un homme, Jôji, le narrateur, qui veut transformer sa protégée, une jeune fille de 15 ans, Naomi, en femme parfaite, à l’image d’une occidentale qu’il a en tête : elle ressemble à l’actrice Mary Pickford, image idyllique, une icône. Il lui fait prendre des leçons d’anglais, l’inscrit dans des cours de danse occidentale… On voit très bien dans ce roman tout le fantasme de transformer une jeune femme pour la faire ressembler à un tableau intérieur rêvé au point que les rôles peuvent se renverser d’une façon dialectique. C’est l’homme qui deviendra l’objet. Rien n’est à sens unique.

Finalement, Tanizaki écrit et réécrit le «même roman» en cherchant des points d’ancrage différents pour saisir son thème existentiel. Svastika aborde l’homosexualité féminine, Le Goût des orties aborde le bunraku (théâtre traditionnel de marionnettes) et Yoshino (1931) est le récit d’un voyageur qui le mène à Yoshino, une région montagneuse au sud de la plaine du Kansai. Il croise l’ombre de plusieurs figures…

Si Le Récit d’une aveugle (1931) met en scène un masseur aveugle, Yaichi, qui raconte à un interlocuteur les treize années passées aux côtés d’O-Ichi, la sœur du seigneur de guerre Oda Nobunaga, Le Coupeur de Roseaux (1932) parle lui des retrouvailles entre un homme et une femme. Il y a toujours au centre des récits de l’auteur les rapports conflictuels entre les hommes et les femmes et ceux-ci, visiblement, ne peuvent se terminer en général tout à fait bien… Les manœuvres psychologiques des personnages se révèlent machiavéliques.

Shunkin (1933) est sans doute le chef d’œuvre de Tanizaki, qui aborde une relation sadomasochiste : elle unit la maîtresse de ''shamisen'' aveugle Shunkin à son serviteur et amant Sasuke. On pourrait évoquer le cinéaste Nagisa Oshima, auteur de L’Empire des sens (1976) et de L’Empire de la passion (1978) mais ce serait une méprise. Car jamais Tanizaki ne se montre voyeur ou complaisant dans son écriture, contrairement au cinéaste. Il ne montre pas, suggère ou reste évocateur sans impudeur.

En 1936, Tanizaki publie Le Chat, son maître et ses deux maîtresses. Ce récit d’un amour à trois, plein de cocasserie, se joue avec... une chatte comme objet d’adoration. Puis vient en 1956 La Clef (intitulé tout d’abord en français La Confession impudique) où il traite sans détours le problème du désir sexuel chez un couple. L’édition est ici illustrée par des dessins de Munakata Shiko. Ce roman est celui de deux récits d’amants pris par la frénésie sexuelle. L’opinion publique réagit vivement : s’agit-il d’une œuvre pornographique ou immorale comme certains l’ont prétendu ? On croirait revivre le procès de Madame Bovary. Il est étonnant qu’un tel auteur qui ne célèbre jamais la débauche ou la licence sans limites (comme Sade) soit pris à parti alors que justement il montre les désordres et la «punition» pour descendre à ce genre de situations scabreuses.

Enfin, ce recueil se termine par le Journal d’un vieux fou (1961), sorte de résumé de toute l’œuvre de Tanizaki, qui évoque la sexualité, la vieillesse et la mort. Il semble que la vieillesse ne résolve rien et les «amours insensés», pour reprendre le titre du premier livre de Tanizaki, se poursuivent bien au-delà de l’âge de l’immaturité. Récit d’une fascination qu’éprouve un vieil homme pour sa belle jeune fille, Satsuko, et notamment pour ses pieds… On dira que ce récit évoque le fétichisme mais ce serait bien réducteur car l’auteur répertorie les «démons» ou les fantômes existentiels qui rodent et qui roderont éternellement dans l’âme humaine, bien en deçà du fantasme freudien. Comme pour dire que l’on ne peut pas s’en débarrasser, même par une psychanalyse ou par une introspection.

L’homme est un jardin imparfait.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 06/02/2012 )
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