L'actualité du livre
Littératureet Poésie & théâtre  

Oeuvres poétiques complètes
de Fernando Pessoa
Gallimard - Bibliothèque de la Pléiade 2001 /  67.59 €- 442.71  ffr. / 2176 pages
ISBN : 2-07-011490-2

La fulgurante ascension de Pessoa... et de ses doubles

Qui, aujourd’hui, ne connaît pas Pessoa ? On a lu quelques poèmes, on a assisté à une représentation théâtrale, on a reconnu dans Le Livre de l’intranquillité le frère d’Amiel ou de Leopardi... Et si l’on n’a rien lu ni rien vu de tout cela, on aura cependant remarqué ces couvertures de livres, édités chez Bourgois, où Pessoa apparaît en pied, arpentant d’un pas pressé les rues montueuses de Lisbonne, le geste précis de la main droite comme pour indiquer la voie à suivre, quelque chose d'à la fois décidé et inquiet dans le maintien, le regard vaguement absent de celui qui médite... sans oublier l’habit : le complet, le col blanc, un nœud papillon légèrement de travers, un chapeau, vêtu comme pour le grand soir tout en sachant pertinemment que les embrassades avec les muses ne sont plus de saison et que le lyrisme est une affaire classée.

Celui qui tira toute sa vie le diable par la queue repose aujourd’hui dans le monastère de Jeronimos, entre Camoens et Vasco de Gama. Le Lisboète qui écrivait, à propos de cette ville qu’il idéalisait un peu comme une mère : "Je suis les faubourgs d’une ville qui n’existe pas, le commentaire prolixe d’un livre que nul n’a jamais écrit", est devenu, en l’espace de quelques décennies, l'un des plus grands écrivains de l’histoire universelle. Le moins que l’on puisse dire est que cette destinée posthume est fulgurante. Rappel des faits. Ce n’est qu’en 1968, plus de trente ans après sa mort, que commence l’inventaire du "Fonds Pessoa", c’est-à-dire du contenu de cette invraisemblable malle où l’écrivain entassait ses manuscrits (en fait de livres, il ne publia de son vivant que Messagem, une épopée lyrique à la gloire du Portugal passé et futur). L’édition portugaise du Livre de l’intranquillité date seulement de 1982. Quant à son Faust, autre sommet de l’œuvre, il n’a été publié au Portugal, dans une édition critique et intégrale, qu’en 1988.

La nouvelle édition de la Pléiade couvre la totalité des œuvres poétiques du maître, qu'il s'agisse de l'écriture "hétéronyme" ou de l'écriture orthonyme, notamment à travers le Cancionero, tout empreint de la veine immémoriale du Fado et qui regroupe des poèmes de dates très diverses. On lira ou relira avec plaisir les différents poèmes paùlis, sensationnistes et intersectionnistes - des mouvements lancés par Pessoa et qui, pour le dernier, s'inspire du cubisme naissant -, ainsi que le très émouvant Un soir à Lima sur l'enfance et sa douloureuse réminiscence. Moins connus : les poèmes ésotériques et métaphysiques (on apprendra au passage que Pessoa était un fervent lecteur de Nostradamus) d'un sympathisant critique de la théosophie.

Précisons que ce corpus de textes poétiques ne constitue qu'une partie de l'oeuvre d'un écrivain qui a également sacrifié aux genres du théâtre, de l'essai et du journal. C’est dire qu'il nous manque encore le recul et la distance pour apprécier une œuvre aussi prolixe que multiple. Robert Bréchon, auteur d’une magistrale biographie sur Pessoa (Étrange Étranger, Bourgois 1996) et préfacier de l’édition Pléiade, nous avertit en ces termes : "Le monument dont on voudrait maintenant guider la visite est virtuel ; aucune édition ne pourra jamais le reproduire, pas même celle-ci." Il y a, semble-t-il, deux raisons à cela. La première tient à la négligence d’un homme qui, n’étant pas guidé par le souci de la postérité, avait coutume, sitôt écrits, de jeter pêle-mêle ses manuscrits dans sa malle. La seconde est plus profonde, moins anecdotique. Elle tient à une pratique que Pessoa a inventée et qu’il observa de sa prime enfance jusqu’à sa mort : celle des hétéronymes, ces "alias" de l'auteur doués d'une vie, d'un caractère et d'un style propres...

Cette hétéronymie reste sans doute la grande affaire de la vie de Pessoa, de même qu’elle est le grand mystère de son œuvre. S’ils sont purement fictifs,ces hétéronymes sont des individus à part entière : hypostases si l’on veut d’une conscience créatrice mais doués cependant d’une autonomie comparable à celle de personnes réelles. Loin d’être dans un rapport de subordination par rapport à lui, Alvaro de Campos, Ricardo Reis s’entretiennent avec Pessoa d’égal à égal (un hétéronyme peut critiquer une œuvre de Pessoa et réciproquement, de même qu’un hétéronyme peut s’exprimer sur un autre hétéronyme), quand ils ne se posent pas, à l’instar d’Alberto Caeiro, comme le maître de ce dernier.

Il faut distinguer la pseudonymie, que pratiquait par exemple Kierkegaard, de l’hétéronymie. Dans la première, l’écrivain reste fondamentalement lui-même, les avatars ne mettant jamais en question l’unité et l’unicité de l’instance pensante. Il n’en est pas de même dans l’hétéronymie, où l’écrivain devient radicalement autre(s). C’est ce que Robert Bréchon désigne comme un "nomadisme intérieur", ou ce que Pessoa lui-même appelle un "drame en gens" (drama em gente), expression qui est elle-même sans doute à l’origine du néologisme "poétodrame" que l’on doit à l’un de ses critiques, José Angusto Seabra. A en croire Pessoa, les hétéronymes auraient surgi un certain 8 mars 1914 : véritable big-bang cérébral qui décide de l’œuvre de toute une vie et auquel, en 1935, il fera référence dans une lettre à son ami Adolfo Casais Monteiro (on tient là en quelque sorte l’équivalent portugais de la "Lettre du voyant" de Rimbaud à Demeny) comme à la "journée triomphale" de sa vie.

"Le 8 mars 1914 n’est-elle pas la date la plus extraordinaire de la littérature moderne?", se demandait il y a peu avec le plus grand sérieux George Steiner. Sans égale dans l’histoire de la littérature et de la pensée, l’expérience hétéronymique ne saurait admettre aucune explication définitive. Faute d’en pouvoir réduire le mystère, on peut cependant essayer d’en préciser l’enjeu. Pour Robert Bréchon, "c’est d’abord une stratégie existentielle qui va permettre à une conscience recroquevillée dans un moi contingent, unique, limité, déterminé, de se déployer librement dans l’espace de l’imaginaire." Qu’est-ce à dire ? L’hétéronymie est le drame, tant psychologique que poétique, d’une vie : celle d’un modeste employé de bureau dont la faculté créatrice peinait à trouver un exutoire dans les cadres traditionnels de la vie réelle comme de l’art. S’il reflète dans son œuvre les inquiétudes métaphysiques d’une époque (la question de Dieu, celle de l’identité...), Fernando Pessoa n’en affirme pas moins l’irréductible singularité de son désir : non plus seulement tout sentir, comme il le dit après Rimbaud ("Je veux tout sentir de toutes les manières") ni même tout connaître, à l’instar de Faust (comme Borges, Pessoa a tout lu, frayé avec tous les domaines du savoir), mais – ni plus ni moins, comme leur improbable prolongement - tout être. C'est à la découverte de cette quête totale que nous invite ce nouveau volume de la Pléiade.

Thomas Régnier
( Mis en ligne le 03/12/2001 )
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