L'actualité du livre
Littératureet Poches  

L'Autre qu'on adorait
de Catherine Cusset
Gallimard - Folio 2016 /  7,80 €- 51.09  ffr. / 320 pages
ISBN : 978-2-07-276193-5
FORMAT : 11,0 cm × 17,8 cm

Première publication en août 2016 (Gallimard - Blanche)

Le crépuscule des dieux

Thomas est grand, beau, séduisant, charismatique, intelligent, subtil, charmeur, drôle, follement drôle... fou peut-être un peu aussi, mais c'est une pépite. Et pourtant, il se heurte à la vie, constamment : il se heurte aux amis, aux études, aux concours, au travail, aux femmes. Brillant, immensément cultivé, et puissant débateur, il échoue aux concours de Normal Sup, lui le premier de la classe. Il se rattrape par une bourse américaine, mais la thèse de doctorat lui semble un Golgotha. Il enseigne dans les grandes universités américaines, mais une gêne demeure, constante.

Il pétille d'idées, lit et absorbe des bibliothèques, mais il y a quelque chose qui l'attire vers le fond, qui l'écarte de cette énergie créatrice qu'il ressent en lui. Un même abîme où échouent ses relations féminines, qui alternent passion et colère, jalousie et enthousiasme. Catherine, la narratrice, aurait pu l'aimer, comme tant d'autres femmes délicieuses, mais encore faut-il le dompter, l'apprivoiser, l'assagir... tâche impossible. Les amis s'y essaient, à Paris, à New York, partout. Et l'alcool, les fêtes folles, les projets improbables, les odyssées maintes fois envisagées et toujours reportées. Thomas, celui qu'on adore, mais dont l'adoration comporte tant, et même trop de sacrifices. Thomas suicidé à 39 ans, et dont Catherine Cusset retrace le long drame secret.

Ce nouveau roman de Catherine Cusset est l'un de ses plus beaux, de ses plus réussis, de ses plus touchants, et le lecteur, comme l'auteur du reste, succombe au charme : au charme d'un être, et d'une écriture fine, sympathique, à la seconde personne mais sans la distance qu'avait introduit Michel Butor dans sa Modification : ici, le «tu» est un «nous», un collectif qui rassemble amis, amantes, collègues et lecteurs, tous témoins d'un destin tragique. La lecture oscille entre le drame, la mélancolie et l'enthousiasme : bientôt, on se retrouve à vibrer avec Thomas, à rêver avec lui de succès, d'aventures, de fêtes, jusqu'à ce que le couperet tombe, encore et encore et encore.

Tout l'art de l'auteur réside dans cette écriture empathique, qui absorbe le lecteur et l'installe, un temps, à New York, dans une université de l'Indiana, sur un campus de Floride, dans un appartement délabré de la Goutte d'Or, ou dans les bras d'une femme amoureuse. Le réel s'efface parfois, devant le vertige de l'excitation, des sens : on se retrouve à rêver d'un livre sur Proust ou d'une synthèse hardie sur le cinéma d'auteur... on envie le héros, puis, progressivement, on le veille, comme un enfant qui n'a pas encore atteint l'âge de raison. Car il existe une explication, un sens à cette vie de feu follet, cette vie bâclée. Et le destin s'amuse.

Il y a des romans qui vous marquent car tout à coup, par la grâce d'un style (inspiré par des sentiments, par des souvenirs et par une tendresse palpable), ils vous transportent, vous arrachent à votre existence pour une autre, pas forcément plus belle mais autre. Cette altérité devenue accessible, Catherine Cusset sait la mettre en scène. Un immense plaisir de lecture donc, incontournable.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 19/02/2018 )
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