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Littératureet Poches  

Et qui va promener le chien ? - Edition spéciale
de Stephen McCauley
10/18 - Domaine étranger 2019 /  7.79 €- 51.02  ffr. / 399 pages
ISBN : 978-2-264-07569-7
FORMAT : 11,0 cm × 18,0 cm

Marie-Caroline Aubert (Traducteur)

Un père et passe

Deux lettres ponctuent le roman de McCauley. L'une l'ouvre et l'autre le ferme ; elles sont toutes les deux de la même plume et adressées à la même personne. Entre ces deux lettres, Clyde l'homosexuel, derrière qui se cache le narrateur, nous fait visiter ses mondes. "Ses mondes", c'est-à-dire celui des personnages qui hantent sa vie et celui des fantômes qui logent dans son âme. Clyde, par orgueil, vit très mal d'avoir été plaqué par son dernier amant sérieux, Gordon - un fantôme - qui n'apparaîtra qu'à la fin du roman sous les traits d'une sorte d'imbécile musculeux. Depuis sa rupture, il se divertit d'aventures sexuelles de "pissotières" qui n'ont, selon toute vraisemblance, pas d'autre fonction que de tenir stable son hygiène mentale.

Clyde vit à Cambridge dans le Massachusetts, il enseigne la littérature comparée à l'université parallèle, une université pour adultes visiblement en mal d'occupations. Cet emploi méprisé de son père et de quelques amis lui permet de partager un appartement sur deux étages avec Marcus Gladstone, hétérosexuel irresponsable... et splendide selon l'avis des deux sexes. Marcus collectionne les aventures qui se terminent avant d'avoir commencé ; tout en étant plongé dans une obscure thèse en littérature qu'il ne parvient pas à achever. Louise Morris, l'amie la plus proche de Clyde, écrivain jouissant d'un succès honorable, surprend ce petit monde monotone, s'installe à Cambridge avec son fils Benjamin, dit "Ben", et Otis le chien du fils, et du titre.

Otis, chien craintif et improbable, pourrait être le fruit des copulations tant coupables que furtives d'Ysengrin et d'Harpagon. Et, s'il pouvait parler - d'ailleurs il parle, se plaindrait sans doute de tortures à même d'arracher au moins une larme aux Ténardiers. Peut-être deux. Au moment où les cooccupants et propriétaires de la maison dans laquelle Louise s'installe signifient inflexiblement et presque hystériquement que les chiens n'ont pas droit de cité chez eux, Otis est confié à Clyde et Marcus.

Autour de ces arrivées - celle de Louise à Cambridge, et celle d'Otis chez Clyde -, c'est avec le regard distant et amusé, un rien ironique, de Clyde que nous découvrons les menues affaires qui occupent les esprits de ce petit peuple oisif. C'est alors que chaque personnage se dessine doucement et se savoure par tout le dérisoire dont Clyde l'habille. Que ce soit sa soeur Agnès qui se consume de névrose; la fille de sa soeur, Barbara, l'adolescente blasée et insolente, qui cache sûrement une boule de métal dans le téton gauche pour bien signifier qu'elle appartient à la race de ceux qui changent la face du monde. Donald également, l'autre voisin, qui travaille dans un institut capillaire, un champion de la décoration intérieure ; et même la mère de Clyde et Agnès, décédée presque folle s'enfonçant dans une sorte de délire culinaire. Sans compter tous les autres protagonistes, souvent seuls, sûrement désespérés. Toujours désespérants.

Mais au beau milieu de toute cette légèreté, de tout ce comique qui transpire sa mélancolie, il y a au moins deux câbles bien froids qui soutiennent le récit. Tout d'abord la relation dramatique et crispée de Clyde à son père. Le héros véhicule en effet avec lui le "cliché psy" en fonte de l'homosexuel méprisé de son père et tendre avec sa mère, dont il essaie de garder tendrement le souvenir brûlé. Puis la question de l'identité du père de Ben, le fils de Louise, qui devra finalement se contenter de ce que ce père ne peut pas dire. Deux câbles qui somme toute n'en font qu'un : la question du père. L'intention de McCauley n'est probablement pas de résoudre la question mais de la remettre en scène encore une fois, car il y a quelque chose qui continue de saigner dans ce monde.

En effet toute la distance et tout l'humour de Clyde ne suffisent pas à recouvrir la fragilité métallique de chacune de ces machines de chair. Ce qui unit ces personnages, ce qui fait lien entre eux, c'est peut-être l'absence douloureuse de quoi que ce soit de bien tangible qui puisse les soutenir, qui puisse recueillir les sujets qu'ils sont. Ici tout est faible : même la résignation pluvieuse et grise qui enserre les tempes de tout son plomb, est percée par les vieilles ambitions que le temps a rendues sèches et friables comme de la craie. Le tour de magie réussi de McCauley tient peut-être en ceci que tout ce pathétique se glisse inaperçu derrière la membrane translucide et virginale, ténue et maladive de l'humour de Clyde. Le malheur de Clyde est qu'il est enchaîné à sa vie, aux êtres médiocres qui l'assiègent et qu'il aime. A commencer par son père qui, lui, cherche désespérément à l'ignorer, du haut de son orgueil et de sa frayeur de petit homme stupide. Ce père qui aura même la brutalité d'être l'auteur d'une bourde dont Clyde supportera seul les conséquences.

Il y a même un peu du Verdict de Kafka dans ces rapports entre un père et un fils. Quelque chose de définitif, qui ne se réécrit plus, quelque chose d'inflexible qui gifle comme un coup de badine. Quelque chose qui fait que ce roman mérite le détour, car il contient en germe des questions bien sérieuses, qui contrastent singulièrement avec l'humour désinvolte de Clyde.

Thomas Walquemane
( Mis en ligne le 08/11/2019 )
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