L'actualité du livre
Littératureet Poches  

Le Maître de Ballantrae
de Robert Louis Stevenson
Gallimard - Folio classique 2000 /  6.26 €- 41  ffr. / 366 pages
ISBN : 2-07-040354-8

édition d'Alain Jumeau, postface de Jean Echenoz

Le Maître de Ballantrae

"Continué The Master of Ballantrae avec une très grande admiration. Si quelque chose pouvait me déplaire dans ce livre, c'est sa perfection même", note Julien Green dans son Journal, faisant ainsi chorus avec Gide qui le signalait déjà comme un exemple d'excellence. Ecoutons aussi Henry James, l'ami de toujours : "L'émoi le plus intense de ma vie littéraire et de celle de beaucoup d'autres a été le Maître de Ballantrae, un pur joyau, mon garçon".

La ferveur suscitée par cette oeuvre dès sa publication, en 1889 (soit trois ans après Le Cas étrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde, six ans après L'Île au trésor et cinq ans avant la mort de l'auteur des suites d'une hémorragie cérébrale) n'a d'ailleurs cessé de grandir ; personne ne songera sérieusement à s'en étonner aujourd'hui : si pour beaucoup encore l'oeuvre de Stevenson se limite aux deux romans cités ci-dessus, de plus en plus nombreux sont ceux qui affirment qu'avec Le Maître de Ballantrae le romancier a atteint l'apogée de son art.

C'est dire combien l'édition que vient d'en établir Gallimard pour sa collection de poche (et qui figurera dans la "Bibliothèque de la Pléiade") était devenue urgente. D'autant plus qu'il n'existait jusqu'à maintenant dans ce format, à notre connaissance, que celle de Garnier Flammarion (1989) à laquelle manque, hélas, la préface que Stevenson a rédigée lui-même en guise de premier chapitre. Stevenson y introduit, non sans habileté ni malice, l'intrigue du roman dans une durée qui la prolonge en lui donnant toute l'apparence d'un fait divers réel, il dresse mine de rien un premier inventaire de lieux et de personnages assez extraordinaires pour que le souvenir des événements dont ils furent les acteurs demeure encore vivace, longtemps après, dans les mémoires de ceux qui en avaient eu vent à un titre ou à un autre.

Ainsi sont livrés au lecteur, dont la curiosité se trouve immédiatement piquée, les vieux documents rédigés par Mackellar, témoin d'autant plus crédible qu'en sa qualité d'intendant du domaine de Durrisdeer il fut très proche des protagonistes dont il se veut le mémorialiste. Le dévoilement scrupuleux des faits dont il y est question, la restitution du moindre éclairage, nul mieux qu'un serviteur zélé n'était à l'évidence à même de s'y livrer ; la confession permet au lecteur de prendre place aux premières loges du drame : l'antagonisme morbide de deux frères, James et Henry Durie (le maître de Ballantrae), dans une Ecosse déchirée par les schismes politiques et religieux de 1745 (guerre de succession autour du trône d'Ecosse, guerre civile…).

Mais à l'inverse d'un Scott, si Stevenson recourt à l'Histoire comme à une référence pourvoyeuse de destins individuels, pour autant elle n'en reste pas moins cantonnée à un rôle d'accessoire. Tout incite d'abord à croire, en effet, que nous sommes dans l'ordre du roman d'aventures, voire du roman gothique ; y triomphe le registre de tous les thèmes du genre : château ténébreux, climat nocturne, disparitions suspectes, résurrections, dédoublements de personnalité, ambivalence des sentiments, accumulation d'événements spectaculaires opposant un défi radical à la raison humaine. Même l'inévitable chasse au trésor ne sera pas absente du tableau, avec, en corollaire, l'odyssée périlleuse des personnages parmi les Indiens d'Amérique!

Bien étrange lutte, cela dit, que celle, toute de menaces et de persécutions réciproques, de ces deux frères entre eux : à base autant d'attirance que de répulsion, et sans autre mobile apparent que peut avoir le bien d'en découdre depuis toujours avec le mal. Mais voilà que l'ambiguïté gagne peu à peu les aveux du narrateur lui-même : la nature même de ses propres sentiments pour chacun de ses anciens maîtres, par exemple, devient trouble, puis troublante, s'imposant comme une des pièces maîtresses de la partie qui se joue sous nos yeux. Cela remet du coup en cause tant les desseins que son entreprise se proposait de servir que la confiance dont le lecteur était fondé à le créditer. Tout devient sujet à caution: où se tient en effet cette vérité que l'intendant prétendait vouloir rétablir à la gloire du maître de Ballantrae contre l'autre, son frère ? Le maître est-il bien celui qui nous était présenté comme tel au départ ? Une autre histoire se fait jour désormais, où Mackellar s'avance comme un personnage de première importance, voire le personnage principal. Le livre apparaît alors comme un enchâssement d'histoires qui se répondent tour à tour l'une l'autre : mais laquelle est la vraie ? A quelle autre histoire, antérieure, fondatrice, ce compte rendu fait-il écho, en fin de compte ?

Nous ne sommes pas fâchés de découvrir enfin cette oeuvre dans sa version originale et dans une traduction renouvelée dont la qualité n'est pas étrangère, tant s'en faut, au plaisir qu'on prendra à la lire ou à la relire.

Didier Hénique
( Mis en ligne le 29/09/2000 )
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