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Histoire du Parti pour un Progrès modéré dans les Limites de la Loi
de Jaroslav Hasek
Fayard 2008 /  20.90 €- 136.9  ffr. / 340 pages
ISBN : 978-2-213-63635-1
FORMAT : 13,5cm x 21,5cm

Présentation et traduction de Michel Chasteau.

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.


La saveur de l'ironie à la sauce tchèque

Né à Prague en 1883, Jaroslav Hasek s'est fait connaître autant par son goût pour la provocation et la mystification que par ses talents de conteur. Son célèbre roman Le Brave soldat Chveïk est en quelque sorte "l'emblème" de la république Tchèque, du moins le symbole de cet humour si particulier d'Europe centrale. Pour en comprendre les subtilités, il faut donc lire ce roman incontournable. On pourrait rapprocher Jaroslav Hasek d'Alfred Jarry.

La biographie de Jaroslav Hašek est passionnante tant elle est déjà un roman à part entière. Très tôt, Jaroslav Hašek s'affirma en tant qu'anarchiste et publia de nombreux textes dans la presse politique de langue tchèque. Il accueille avec enthousiasme la nouvelle des insurrections de 1905 en Russie et apprend le Russe. Lors de la manifestation du 1er mai 1907, il roue de coups de bâton un policier autrichien, ce qui lui vaut de connaître les prisons «impé­riales et royales». En 1907, il devient rédacteur en chef du périodique anarchiste Komuna. Il est journaliste pour plusieurs périodiques dont Le Monde des animaux d'où il est renvoyé pour avoir abusé de la crédulité des lecteurs en inventant des animaux imaginaires (certains étaient même proposés à la vente!). Lassé des joutes politiques, il fonde en 1911 le Parti pour un Progrès modéré dans les Limites de la Loi, un parti burlesque et iconoclaste. Il se fait une spécialité du vol et du trafic de chiens, allant jusqu'à inventer de faux pedigrees pour revendre des bâtards à un meilleur prix. On l'empêcha un jour de se jeter du pont Charles à Prague. Suite à cet incident, il passa un certain temps en établissement psychiatrique.

En 1915, Jaroslav Hašek, qui a acquis une solide réputation de noceur, est enrôlé dans l'armée autrichienne. Il est incorporé au 91e régiment autrichien sur le front de Galicie en 1915 ; il n'hésitera d'ailleurs pas à ridiculiser ses supérieurs dans Le Brave soldat Chveïk. En 1917, la révolution russe mit fin à la guerre sur le front de l'Est. Hašek s'engage au service des bolcheviks en 1918, qui en font un commissaire politique dans la 5e armée russe. Il s'engage dans la Légion Tchèque, une organisation nationaliste visant à émanciper les Tchèques de la tutelle austro-hongroise. De retour à Prague en 1920, il entre en politique. Tout en continuant à boire, Hašek entame l'écriture des aventures du brave soldat Chveïk. Son état de santé ne cesse de se dégrader. En peu de temps, Hasek est un homme détruit, moralement et physiquement. Il meurt en 1923.

Le plus étonnant est que ce parti a réellement existé. Les séances du parti réunissaient un public de fidèles dont le journaliste Erwin Egon Kisch et Max Brod ! A en croire certains témoignages, ce dernier aurait amené à l'auberge Kravin un jeune homme : Franz Kafka. Hasek et ses amis ont voulu viser en premier lieu le Parti social-démocrate d'Emanuel Skatula. Personne n'est épargné, aussi bien les partis cléricaux, les organes de presse, la vieille garde politique, les jeunes Tchèques que les organisations anarchistes et le Parti national social. Aux élections de Vinohrady, ce fut le Parti national social qui l'emporta avec 3215 voix pour son candidat Vàclav Choc, contre 917 pour le Parti social-démocrate et à peine 200 pour le Parti progressiste institutionnel représenté par l'écrivain Viktor Dyk. Il y eut un petit nombre de bulletins au nom du candidat du Parti pour un Progrès modéré dans les Limites de la Loi ! Hasek remit dès 1912 le manuscrit de sa chronique à l'éditeur Karel Locàk, qui lui en avait fait la commande. Devant l'insolence de la chose, il refusa de le publier. Si certains chapitres seront publiés ici ou là, il faudra attendre 1963 pour que le livre voit le jour.

Histoire du Parti pour un Progrès modéré dans les Limites de la Loi est particulier et l'on ne peut que se réjouir que Fayard ait entrepris de l'éditer. "Les textes rassemblés ici représentent un large choix parmi l'ensemble de ceux qui ont été publiés en 1963 en Tchécoslovaquie. N'ont été laissés de côté que ceux qui ne concernaient pas directement l'histoire du Parti (portraits d'artistes, de critiques littéraires, d'acteurs ou de journa­listes) et qui eussent demandé un travail d'exégèse hors de propos ici, parce que les faits rapportés ou les personnalités visées n'évoquent plus grand-chose aujourd'hui, même pour un lecteur tchèque ; ont été également écartés les discours «reconstitués» à partir des notes prises par les membres les plus dévoués à la cause, notamment par les écrivains Frantisek Langer et Jiri Mahen. Assez peu, somme toute, au regard de l'ensemble. J'ai essayé, dans la mesure du possible, d'éclaircir la plupart des allusions, mais je n'ai pas jugé bon d'alourdir le texte par une pléthore de notes quand elles n'étaient pas absolument nécessaires, persuadé que, presque toujours, la satire se suffit à elle-même et qu'il n'est pas besoin de posséder toutes les clés pour en apprécier pleinement la cocasserie et l'insolence. En outre, lorsqu'il s'agit de Hasek, il est souvent bien difficile de faire la part entre vérité historique et affabulation" (p.15), écrit dans sa préface Michel Chasteau, traducteur du livre.

Ce parti aborde finalement peu la politique et se perd beaucoup en beuveries ! Le parti s'or­ganise, désigne un trésorier, adopte un hymne «officiel», nomme un comité exécutif dont les sanctions, extravagantes, n'en seront pas moins sévères pour les membres dissidents. Il envoie des missionnaires chargés de porter la bonne parole au-delà des frontières. Le narrateur se demande même quelle bière choisir pour servir les desseins politiques du parti !

Jamais Jaroslav Hašek n'emploie jamais un ton partisan, acerbe, violent ou vindicatif. Au contraire. Sur un ton léger, voire détaché, il se moque. Ses seules armes : l'ironie. Un exemple fameux : "En Bohême du Sud, les mineurs se mirent en grève et ne retournèrent au travail que lorsque les patrons eussent baissé leurs salaires." (p.23) Certaines passages évoquent Woody Allen par leur sens de la dérision, notamment celui où l'on plaint un certain Drobilek de la perte de sa fiancée ; l'homme demande au barman : "Mais... est-ce qu'on m'a laissé du dessert ?"

Histoire d'agacer jusqu'à ses lecteurs, il se déclare immense écrivain ! "C'est pourquoi je le dis tout net, dans l'histoire de l'humanité tout entière je ne connais qu'un seul exemple d'une telle perfection : moi. (...) Un homme qui écrit d'aussi belles choses ne peut avoir qu'une âme également belle. Et, lors des prochaines élections, il est plus que probable, si je suis élu à l'unanimité dans une ou, pourquoi pas, plusieurs circonscriptions, que j'éviterai au Parlement la honte de n'avoir pas encore réservé de siège à l'homme le plus éminent de notre empire ! Lorsque je dis l'homme le plus éminent, ai-je besoin de préciser qu'il s'agit de moi ? Pour finir, je déclare expressément que tout ce que je viens d'écrire part du sentiment le plus noble et le plus généreux, car en vérité, qu'y a-t-il de plus beau pour un homme que le sentiment désintéressé qui le porte à hisser son prochain au sommet de la gloire ?" (pp.168-169).

La galerie de portraits et de situations est haute en couleurs et l’on ne se lassera pas de s’en faire le colporteur. Hasek se déchaîne contre la politique (vanité, ambition, égoïsme) mais parsème ses croquis de personnages ayant réellement existé et d'autres inventés. Il y a évidemment chez l’auteur une volonté d'amuser son auditoire jusqu’à la dérision ultime. Et le livre n’en manque pas, s’amusant à n’en plus finir des situations les plus grotesques et les plus drolatiques. Sans atteindre la verve et la cocasserie de son chef d'oeuvre, Le Brave soldat Chveïk, ce livre ravira les passionnés de Jaroslav Hašek car ils savent que sans cette ironie si particulière, le monde a nettement moins de saveur.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 09/07/2008 )
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