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Littératureet Fantastique & Science-fiction  

Soldat de Sidon - Soldat des brumes - L'intégrale - Tome 2
de Gene Wolfe
Denoël - Lunes d'encre 2012 /  25 €- 163.75  ffr. / 315 pages
ISBN : 978-2-207-26047-0
FORMAT : 14,1cm x 20,6cm

Patrick Marcel (Traducteur)

Voir aussi :

- Gene Wolfe, Soldat des brumes - L'intégrale - Tome 1. Soldat des brumes ; soldat d'Aretê, Denoël (Lunes d'encre), Février 2012, 800 p., 30€, ISBN : 978-2-207-26046-3


Beau comme de l’antique…

Dans la famille fantasy, il y a le grand-père vénéré, l'aïeul imputrescible, J.R.R Tolkien, dont le Seigneur des anneaux constitue la bible du genre… C’est une grande famille, la fantasy, une famille prolixe avec des grands oncles un peu éloignés (Lovecraft, Lord Dunsany, Burroughs…), des enfants doués (Moorcock, Leiber, Zelazny...) et puis une immense progéniture où tout le monde se ressemble. Le pitch le plus répandu est assez basique : un jeune homme/une jeune fille simple et pauvre, découvre en lui/elle un grand pouvoir, est formé par un sorcier/un chevalier pour lutter contre un dieu mauvais/un tyran. Il doit pour cela quérir une épée/un sceptre magique et découvrir la réalité de ses origines (fils/fille d’un quelconque dieu)… Vous ajoutez quelques créatures bizarres, un ou deux gros monstres, un peu de magie étrange, une bonne grosse quête et vous obtenez un roman de fantasy de plus. Alors certes, il y a dans ce schéma des talents qui surnagent, les Georges R. Martin, Orson Scott Card, etc., des révélations, comme Jean Philippe Jaworski ou Joe Abercrombie, mais on a parfois l’impression d’être submergé par les clones mal foutus de Tolkien.

Et puis il y a le cousin un peu marginal, celui qui raconte des histoires différentes et qui les raconte différemment : Gene Wolfe. Celui-là ne cède pas à la facilité, ni dans les intrigues, ni dans le récit. Que l’on se situe dans le monde post-apocalyptique de Teur (le cycle de L’Ombre du bourreau) ou dans un ailleurs onirique (le cycle du Chevalier-mage), Gene Wolfe surprend, intrigue, séduit. Et le cycle du soldat des brumes, qui le révéla dans les années 80 (Soldat d’Aretè, Soldat des brumes) est sans doute l’un des plus étonnants, tant par son contexte (une antiquité grecque à la fois proche et déconcertante, où chaque nom est un piège qui dissimule une réalité historique) que par son intrigue.

Le soldat des brumes, c’est Latro, un vétéran des guerres médiques (du moins le comprend-on lorsqu’il évoque la guerre entre le Grand roi – titre officiel du roi perse Xerxès – et les cités de Corde – Sparte ? – et Pensée – Athènes ?). Mais les brumes en question sont celles de la mémoire : blessé à la tête, Latro n’a pas de souvenirs au-delà d’une journée, et se réveille le matin aussi vierge de son passé qu’un nourrisson. Il vit dans un éternel présent où tout est à découvrir et à apprendre. Certes, il a quelques compagnons, comme une jeune esclave, Io, cadeau d’Apollon, ou son épée, Falcata, qu’un dieu a rendue invincible… Latro n’est pas seul mais il est solitaire, sans racines, sans même trop savoir s’il est grec et dans quel camp il se situe (on le suppose mercenaire) : un funambule, qui traverse une Grèce en guerre et dangereuse. Mais les dieux, qui sont taquins, lui ont donné en compensation de ses soucis un talent singulier, celui de voir le monde surnaturel, les divinités qui évoluent sur terre. Un sacré pouvoir pour une sacrée quête : savoir qui il est, d’où il vient, comprendre. Une quête qui l’isole et le distingue, car «seul le solitaire peut voir les dieux» (p.32). Une quête qui le mène à travers la Grèce jusqu’à l’Egypte, le Nil, et un panthéon égyptien lui aussi très présent.

Du fait de l’artifice littéraire employé par Gene Wolfe (qui se présente comme le traducteur d’un papyrus palimpseste rédigé par Latro), le lecteur se glisse effectivement dans la peau du héros, dont il épouse aussi tous les problèmes, à commencer par cette mémoire défaillante. Chaque matin, Latro se réveille avec ses questions et ses doutes, croise des dieux et des personnages importants ou anodins qu’il ne connaît plus. L’un des charmes du récit réside aussi dans la tentative de rompre avec les stéréotypes des péplums, et d’une Grèce antique à la sauce hollywoodienne. Au rebours de nombreux stéréotypes, Gene Wolfe s’est appliqué à donner à son récit un réalisme parfois cru, qui peut décontenancer, mais qui séduira aussi. Le monde grec antique apparaît plus brutal, plus sanglant mais aussi moins compassé et donc beaucoup plus vivant. Le regard de Latro interroge – comme celui du lecteur – une période plus exotique qu’il n’y paraît. Et surtout, ce récit – comme tous les ouvrages de Gene Wolfe – joue sur quelques grandes questions philosophiques, à commencer par l’identité, le surnaturel ou encore la communication – pas si évidente – entre la réalité des hommes et celle des dieux.

Notons d’emblée que cette intégrale arrive d’autant plus opportunément, que Soldat de Sidon, le troisième tome de la série, n’avait pas été traduit : une excellente nouvelle pour les anciens lecteurs de la série, et l’occasion d’une redécouverte, celle d’un auteur subtil, éloquent (et très bien traduit), qui, plutôt que d’emmener son lecteur dans un royaume de pacotille, réussit à l’intégrer dans un décor à la fois familier et étonnant. Du grand art, et une intégrale qui séduira autant les amateurs de fantasy que ceux qui chercheraient un récit un peu original sur l’Antiquité et ses mythologies.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 02/04/2012 )
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