L'actualité du livre
Littératureet Policier & suspense  

Le Miroir flexible
de Régis Messac
Ex Nihilo 2008 /  15 €- 98.25  ffr. / 159 pages
ISBN : 978-2-916-185-03-8

Ségrégation raciale et Bête apocalyptique

Avec cet ouvrage publié une première fois en 1933, qui tient de la science-fiction autant que du roman policier, Régis Messac s'aventurait dans des eaux troubles, où politique et religion se mêlaient dangereusement à une intrigue pourtant a priori guère plus sulfureuse que celles dont Jules Vernes était coutumier quelques décennies auparavant. Mais ici, l'inventeur scientifique est en butte aux préjugés de son temps, et doit pour s'en extraire faire preuve d'une acrimonie que l'isolement n'atténue en rien. De fait, l'auteur s'est abrité derrière un pseudonyme pour publier Le Miroir flexible dans un journal dont il était rédacteur en chef, sous forme de feuilleton.

Prenant la forme d'un récit volontairement maladroit – ou du moins s'excusant de l'être -, l'histoire nous est contée par la fille du savant ; plaidoyer pour la «libre-pensée», il est aussi un testament, puisque la narratrice comme le (ou les ?) héros des feuillets recueillis presque par hasard par un Américain sont alors décédés : c'est leur échec et leur mise au pilori qui nous sont ici contées. L'action est située dans un sordide bourg de l'Alabama rural, au début du XXe siècle. Un chercheur français – quoique désormais naturalisé – et sa fille y vivent en marge de la société, y compris d'un point de vue purement spatial : pour des raisons d'ordre pratique (tenant principalement au prix du terrain et à la nécessité de disposer d'espace pour les expériences du père), ils se sont installés à l'extérieur de la ville blanche, sans aller cependant jusqu'au taudis marécageux d'Ole Marsh dans lequel la population noire s'est trouvée reléguée. L'auteur agrémente d'ailleurs le récit de schémas explicatifs permettant de mieux comprendre la configuration des lieux. Et ces précisions se révèlent par la suite être bien davantage que de simples apartés géographiques.

En effet, un des aspects centraux de l'ouvrage est constitué par une virulente dénonciation du climat raciste qui pèse sur les États-Unis de cette époque. Or, l'énergique charge menée contre la ségrégation et la haine teintée de peur qui la suscite est d'une nature bien particulière pour qui la lit aujourd'hui. La narratrice manifeste son dégoût pour toutes les formes d'obscurantisme et semble parfois plus choquée par l'attitude rétrograde et minable des notables de Tawasentha que véritablement convaincue de l'égalité entre tous les êtres humains quelle que soit leur couleur de peau. Son assimilation des «nègres» (sic) à de grands enfants, inoffensifs, gentils et réduits à une condition de gibier craintif et soumis fait tiquer, même si elle prend soin de préciser que l'histoire de la région explique cet état de fait. Les deux courts textes qui suivent Le Miroir flexible, abordant à leur tour la «question noire américaine», clarifient la position de Régis Messac en même temps qu'ils permettent d'approfondir cette problématique en évoquant des thèmes aussi inattendus pour l'époque que la discrimination positive. Lorsqu'on lit cette fiction avec le recul chronologique nécessaire, on ne peut qu'être frappé par la justesse de certaines intuitions sociales.

L'autre volet de ce roman d'anticipation tient bien entendu aux notions plus spécifiquement scientifiques qui se combinent à une remise en cause des théories créationnistes et de la toute-puissance divine elle-même. En interrogeant les possibilités humaines de développer par leurs propres moyens des robots vivants, avec le concept du «mécanozoaire», Régis Messac a conscience d'avoir lancé un défi de taille aux systèmes religieux ; et si son manque de nuance en la matière peut lasser – parce qu'il est aujourd'hui tout sauf original – il a vraisemblablement dû constituer pour son époque une provocation sans équivoque et la question reste d'ailleurs d'actualité.

Écrit d'une façon captivante (quoi de plus normal pour un feuilleton journalistique, visant qui plus est à élucider une affaire de meurtre ?), Le Miroir flexible ne brille cependant pas tant par un suspense finalement modéré que par sa capacité à traiter de problèmes très sérieux derrière une forme divertissante.

Aurore Lesage
( Mis en ligne le 17/10/2008 )
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