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Le Roi pâle
de David Foster Wallace
Au Diable Vauvert 2012 /  29 €- 189.95  ffr. / 644 pages
ISBN : 978-2-84626-432-7
FORMAT : 13,6 cm × 20,8 cm

Charles Recoursé (Traducteur)

Mystères et misères du Fisc

En 1895, Robert Chambers publiait un ouvrage marquant pour la littérature fantastique, Le Roi en jaune…, l’histoire d’une pièce de théâtre sans véritable cohérence, mettant en scène une personnalité surnaturelle, le fameux roi en jaune, et qui, à la lecture, plongerait son public dans une apathie et une dépression mortifère ; le thème toujours plaisant du livre maudit qui vampirise son lecteur. Telle est peut-être l‘inspiration de ce Roi pâle du regretté David Foster Wallace (Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas), ouvrage inachevé qui plonge le lecteur non dans un théâtre, mais dans la vie même, à travers le crible de l’IRS, le fisc américain.

David Foster Wallace a mis fin à ses jours en 2008, sans achever ce qui devait être son grand roman : victoire éphémère du «roi en jaune» ? Les notes de l’auteur, assemblées à sa mort par son éditeur, Michael Pietsch, s’avèrent manifestement complexes à organiser, ce qui explique sans doute la structure déconcertante de l’ouvrage. Car Le Roi pâle se présente un peu comme un puzzle – motif classique du roman choral – mais un puzzle désordonné, cubiste, où la notion de cohérence s’efface derrière le principe d’une écriture quasi automatique, qui déroule la pensée du narrateur et cultive l’art de la digression. Un récit certes, mais un récit qui brasse les histoires, les personnages, les anecdotes, comme un immense centre fiscal brasse les vies et les dossiers sans jamais les accoler. Sans doute marqué par son début de carrière dans un centre de l’IRS, l’auteur a cherché à restituer cette sensation de marée de vies, de fouillis d’existences qui voisinent par le seul hasard d’un code fiscal.

On peut entamer l’ouvrage au chapitre 2, de manière logique (après un chapitre 1 aussi court qu’énigmatique consacré à l’Illinois), et suivre alors les pensées de Claude Sylvanshine, jeune agent de l’IRS nommé au centre de recouvrements de Peoria (Illinois), Sylvanshine qui rêve de faire carrière dans les institutions fiscales, mais qui doit pour cela faire ses preuves, passer des concours et effacer de son CV une première affectation dans un centre désastreux, Sylvanshine qui n’aime pas l’avion, se méfie de ses collègues, est stressé, et dont l’esprit est périodiquement envahi de règlements fiscaux et de faits inintéressants (c’est un «médium factuel», ce qui ne sert strictement à rien mais donne à penser), Sylvanshine qui se rêve en «héros bureaucratique avec un petit h» (p.159) en butte à l’ennui absolu. Ce chapitre donne en fait le ton de l’ouvrage, celui d’une écriture de soi qui accorde la même place au récit et au désordre des pensées du héros, jetées sans préavis sur le papier. On peut également se projeter jusqu’au chapitre 9, chapitre «avant propos de l’auteur», dans lequel ce dernier explique vaguement le fonctionnement de l’IRS et confesse que ce roman est en fait un récit biographique à peine déguisé, qui voit d’ailleurs apparaître un certain David Wallace… On peut enfin choisir d’errer dans le volume comme dans un labyrinthe, de suivre Sylvanshine dans ses combinaisons, ses missions, ses espoirs, ses souvenirs ou de se projeter sans logique d’un chapitre à un autre, au gré des diverses histoires narrées par l’auteur.

De quelque façon qu’on l’aborde, l’ouvrage est à la fois séduisant et déconcertant : séduisant par la plume de l’auteur, tour à tour confidentielle, distanciée, maniérée, ironique, précise, administrative, familière, etc. A cet égard, il faut saluer le travail du traducteur, Charles Recoursé, comme celui de l’éditeur, confrontés tous deux à une déclinaison moderne et bureaucratique d’Ulysse.

Wallace livre avec cet ouvrage sa manière de voir le monde, un peu comme une immense bureaucratie à la fois déraisonnable et règlementée. Mais l’ouvrage reste déconcertant, et doit être abordé non comme un roman linéaire, mais plutôt comme un patchwork, une lecture qui s’avère au début étonnante, mais qui devient bientôt prenante en ce qu’elle suppose un lecteur non pas passif, devant son texte, mais actif, qui s’interroge, qui revient en arrière, qui cherche les connexions, les liens, les symboles. Il s’agit d’un texte à apprivoiser, avec quelques beaux morceaux de littérature, quelques personnages surréalistes et, comme une toile de fond, le tableau d’une administration singulière.

Une grande plume disparaît…

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 10/10/2012 )
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