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Littératureet   

La Vallée seule
de André Bucher
Le mot et le reste 2013 /  16 €- 104.8  ffr. / 176 pages
ISBN : 978-2-36054-095-2
FORMAT : 14,8 cm × 21,0 cm

Un vieux cerf

«(…) comme une onde qui s'élève, il s'engouffra par le couloir de la déverse, là où elle n'était pas encore prise puis il ressentit l'eau rouler, un faisceau de nerfs irriguant la terre tels des fils conducteurs liés entre ses jambes». Un animal hante cette vallée seule. Un vieux cerf. Il ouvre et clôture chaque chapitre. Pas d'anthropomorphisme, la description se fait comportementale. «Un cerf, avec le temps, apprend à reconnaître la différence dans cette scansion muette du danger». Les personnages, présentés par ordre d'apparition avant le début de l'histoire, se confrontent au vieux cerf qui se cache. Bête traquée, doux complice des songes, il surgit et disparaît. Au fil des saisons, enfants, femmes, hommes et bêtes cohabitent dans ce «pays de travers», dans une nature rude et vive dont il faut aller chercher la beauté avec courage. L'écriture enroule et déplie un monde de sensations, joue des confusions organiques. «A l'image du reflux et déclin de la sève, le peu de sang, d'oxygène qui restait, se mit à circuler sous les manteaux et les toits tel un long poème à l'index».

Le roman est dédié «à toutes les vallées perdues et aux rares, précieux individus qui les peuplent». Ici pas de noms de lieux comme dans les romans précédents. La Vallée seule est une parabole. Pour certains personnages «il suffirait d'un rien (…) quelque chose comme une crise économique (…) pour que l'exode vers cette vallée devienne envisageable». Pas un folklore du retour à la terre, mais le sentiment que ce pourrait être un lieu ouvert pour prendre soin les uns des autres. Un peu plus qu'ailleurs ? Même si la terreur n'est pas loin. «Il suffisait d'arrêter son regard sur les cimes brandissant leurs bras nus, tailladés par les cols». Une phrase et son image suffisent, dans la description d'un paysage, pour laisser affleurer la tension d'un affect.

Martine avait fugué dans Déneiger le ciel (Sabine Wespieser, 2007). Elle est de retour. «La vallée seule l'avait recueillie (...)». Elle a rencontré Mario, comédien, sculpteur sur bois. Il a installé dans le parc un totem, un double imaginaire du vieux cerf, comme pour le protéger de la traque des chasseurs et troubler le petit monde de la forêt ! Martine et Mario construisent un petit théâtre ambulant, avec des marionnettes à animer. Raoul le cafetier réclame une révolution, tout en bataillant pour ne pas trop se disputer avec lui-même. Le vieux cerf aussi aura affaire à son ombre. Raoul picole à l'occasion avec Georges le médecin. Pierre et Judith, éleveurs, habitent à côté du chalet de Gisèle, institutrice retraitée. Alain, le guide de chasse, est pris au piège. Habitant de la vallée, il gagne sa vie en indiquant les places et en procurant du gibier à une clientèle extérieure. «Qu'espérait-il ? vieillir à son tour, suffisamment aigri pour feindre d'ignorer le temps du rachat ?». La légende du vieux cerf invincible est une aubaine pour lui. Il tente de dénouer son conflit intérieur entre terre et ciel. «Les cœurs verrouillés ne connaissent pas les espaces sensibles où l'on peut surprendre et déjouer les ruses d'un cerf». La description des paysages est peinture des sentiments. «Il suivit une ligne de faille, profonde et étroite cassure (…). De longues traînées se détachaient, esquifs à la dérive de bruine, d'éther et d'eau».

Dans ce récit minimaliste à fleur de peau, chacun réévalue ses actes face à la présence du vieux cerf. La vallée seule, espace réel – expérience de soi. Gisèle, malade, rêve de l'animal. Pour Martha et Ludovic, les enfants, la nature est confrontation à la violence ou à l'enchantement. Petits compagnons de route d'un écrivain qui aime à retrouver l'enfance de la langue, la formulation imagée du sens populaire. Martha à propos d'un petit chiot : «(…) on dirait un bonzaï d'ours». Pour Mario le sculpteur marionnettiste et Damien le peintre, le rapport au monde est une distanciation créatrice face aux cicatrices intérieures, une hypersensibilité mise en forme avant d'être offerte aux autres. Pour Alain, le guide de chasse, l'expérience physique de la marche est interrogation solitaire. La destruction, la compromission, jusqu'où ? Pour beaucoup le souffle du vieux cerf est élan vital, pour trouver des gestes d'amitié ou d'amour.

La maladie, la mort, un air de fête, un mariage en plein air, une protestation, le songe d'un spectacle sur l'eau, la baliverne d'une osmose du chasseur et de l'animal... Politesse de la douleur – une ellipse sèche évacue le pathos –, douceur ombragée, l'écriture s'acclimate d'une inquiétude, d'un éclat de rire qui traverse le silence, la solitude et la peur. Poétique de l'espace. Topographie de l'intime. Une ribambelle d'expressions colorées, petites fusées surréalistes, accompagne l’évocation de la météo, de l'humeur du temps, du passage des saisons. «Au réveil, le ciel à jeun attend le soleil pour sa prise de sang. Le jour arrive en retard, avec son aplomb ordinaire il tutoie la lumière et se mêle de tout». Ailleurs, ce sera le récit lui-même qui vivra une échappée belle surréaliste, tragi-comique. Même les morts n'échappent pas aux caprices des intempéries. La littérature est un jeu, et l'écrivain, venu de la poésie, dessoude signifiant et signifié pour de joyeux ré-assemblages. Les paysages, la lumière, les éléments naturels ont leur caractère. «Le suroît venu du sud trépignait, sanglé dans l'étau des fayards». L'air, l'eau, la terre, le feu, réminiscences archaïques et païennes.

Ce travail littéraire formel, musical, inventif n'est pas hors sol. Sans vie réelle pas de songes. La réalité du cerf est détaillée : les bois dont il se déleste, le brame, la femelle qu'il croise, la nourriture à chercher, les pistes brouillées pour échapper à la traque. Le vocabulaire est concret. Chasse : «reposée», «gagnage», «il entendit raire»... Géologie : «gabion de roche», «lapié de craie blanche parsemé de carex et de santoline», «cairn», «aquifères souterrains»... Forêt : «émonder les saules», «cépées»... Botanique, flore : «passicaut», «saxifrages», «lis martagon», «laîches»... Ornithologie : «gypaète casseur d'os», «outardes», «freux», «monticole-bleu»... Un bestiaire traverse notre histoire : héron, martin-pêcheur, sangliers, biches, aigle, chevreuils, lièvres, lapins blancs, crapaud, vieille chouette, tortue, noctuelles... Le récit est un organisme vivant, les frontières se brouillent entre observations scientifiques et mondes imaginaires. Une pulsation. C'est Simon le bûcheron, lanceur de javelot, tel un «guerrier démuni», dans une danse nocturne. C'est le présent de narration pour une proximité des personnages. C'est un saule qui pleure «à la façon d'une effraie à face blanche». Ce sont des jeux syntaxiques pour accrocher le lecteur par un rythme nouveau. «Je reviendrais, elle promit». C'est le choix plus littéraire de l'adjectif ''tel'' dans la construction des comparaisons plutôt que l'adverbe ''comme''. «Tel un guetteur mélancolique, le cygne noir lui confirme que la voie est libre». Un jeu littéraire sur les registres de langue comme des couches géologiques qui affleurent, se mélangent, divergent. C'est la fête improvisée des enfants chez Gisèle le samedi soir. Gisèle, tentée de séduire Raoul, «ce vieux veuf désenchanté».

Vie réelle des grands espaces, parabole autour de la figure d'un vieux cerf confronté à son ombre dans un royaume intermédiaire, entre terre et ciel. Bruissements des vies fragiles et silencieuses. Hypersensibilité de l'animal.

Benoît Pupier
( Mis en ligne le 29/11/2013 )
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