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L'Oeil de la poupée
de Irina Ionesco et Marie Desjardins
Editions des Femmes / Antoinette Fouque 2004 /  15 €- 98.25  ffr. / 204 pages
ISBN : 2-7210-0485-9
FORMAT : 14x21 cm

Ravissante et désarticulée

Avec le premier volet de son autobiographie, la photographe Irina Ionesco nous livre un ouvrage minutieusement ciselé. De sorte qu'il est naturel qu'au travers des pages devenues translucides à force d'innocence, l'oeil du lecteur se prenne progressivement à scruter l'échafaudage de perles et de papiers dorés, de regards fugitifs et d'impressions passagères, qu'une petite fille devenue grande reconstruit nostalgiquement.

Nonchalante et volontaire, la figure l'Irina se dissout dans un nuage d'étoiles. Elle est désormais Isa, une enfant capable de se mettre en scène. Ce changement de prénom reflète avec justesse le dilemme du réel et du fictif qui tourmente Irina : aujourd'hui encore, l'auteure pour se raconter, s'invente, de la même manière que son personnage, dès ses premières années, n'est parvenu à vivre que grâce à l'image. C'est en effet l'histoire d'une danseuse qui deviendra photographe, d'une égérie artiste, d'une amoureuse de la beauté. Placée sous le signe du spectacle depuis sa naissance, Isa doit paraître pour être, sans pour autant que cela soit synonyme de superficialité. Rien de plus profond que le culte du style auquel elle s'adonne, et les silhouettes fantomatiques de son père violoniste et de sa mère trapéziste, croisées de temps à autre, auront sans doute contribué (malgré le caractère très intermittent de leur présence dans la vie de leur fille) à développer chez elle une soif de perfection et l'espoir d'un absolu esthétique jamais atteint.

La perception du réel se révèle donc fondamentalement différente de la grille d'analyse ordinaire d'un lecteur adulte et "normal", c'est-à-dire inséré dans un monde utilitariste et consumériste. En ce sens il est nécessaire, pour entrer dans l'univers magique d'Isa, de se laisser envoûter, sans être désarçonné par l'apparente désarticulation du récit. Les phrases sont courtes, et, comme les mosaïques anciennes, juxtaposées sans un ciment unificateur : c'est à l'observateur de retrouver en lui des échos du passé pour obtenir une vue d'ensemble. Mais c'est à ce prix que chacune de ces énonciations peut être considérée comme une saisie immédiate d'instants réels, absolument pure, sans artifice.

Pas plus que dans son écriture, le compromis ne semble dans la nature d'Isa; aussi, elle n'admet pas la trahison, et qu'elle entre dans une relation, elle s'y donne sans retenue aucune, se livre en victime offerte : des années durant elle a déposé devant sa poupée, sans oser la toucher, ce qu'elle trouvait de plus précieux, guettant de muets commentaires dans l'oeil brillant de celle-ci. Mais quand elle a dû la quitter, la prenant pour la deuxième fois de sa vie dans ses bras, elle l'a immolée par le feu... De même lorsqu'elle décide d'adopter une pose esthétique ou de choisir un homme, elle le fait sans à-peu-près, et les oublie de la même manière. Isa ne se sauve de l'égoïsme que grâce à l'esthétique : son absence aux autres n'a d'égale que sa douleur de ne pas arriver au but qu'elle s'est fixé, et l'indifférence n'est pas chez elle une faute, mais la condition sine qua non de sa recherche tâtonnante.

Dans sa quête d'absolu, Isa ne peut trouver de compagnons de route, et cette jeune fille grandie sans parents, indépendante parce qu'abandonnée de fait, au seuil de sa vie d'adulte, n'a trouvé de véritable compréhension que dans le regard de verre de sa poupée. Isa se laisse porter par la vie, se contentant de donner de temps à autre une ferme impulsion, au hasard de ses désirs. Son caractère exceptionnel vient de son refus de s'incliner face à la nécessité de choisir rationnellement, et de grandir. Et Irina Ionesco a su nous ouvrir une fenêtre sur cette dérive, qu'on quitte avec l'impression douloureuse de retrouver la banalité du réel. Mais n'est-ce pas à chacun d'entre nous de reconstruire son propre rêve?

Aurore Lesage
( Mis en ligne le 11/08/2004 )
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