L'actualité du livre
Pocheset Littérature  

La Centrale
de Elisabeth Filhol
Gallimard - Folio 2011 /  5.10 €- 33.41  ffr. / 132 pages
ISBN : 978-2-07-044323-9
FORMAT : 11cm x 18 cm

Première publication en janvier 2010 (POL)

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon, agrégé de Lettres Modernes, Fabien Gris est actuellement moniteur à l’Université de Saint Étienne. Il prépare une thèse, sous la direction de Jean-Bernard Vray, sur l’imaginaire cinématographique dans le récit français contemporain.


Fission – non-fiction

Le monde du travail est un objet que la littérature française contemporaine commence à explorer de plus en plus. François Bon, depuis près de trente ans, mais aussi, plus récemment, Fabienne Swiatly ou Thierry Beinstingel, tentent par exemple, chacun à sa manière, de rendre littérairement ce qui constitue une part essentielle de nos vies : cette activité qui engage corps et esprit, choisie ou subie, par laquelle nous trouvons notre subsistance, mais qui bien souvent aussi nous oppresse et nous détermine. La Centrale, premier roman d’Élizabeth Filhol, vient ajouter une pierre importante à cette généalogie littéraire. Très remarqué par la critique et justement couronné par le prix France Culture-Télérama 2010, ce mince ouvrage aborde un sujet laissé jusqu’à maintenant quasiment vierge par la littérature en particulier et par les arts en général : le travail dans les centrales nucléaires françaises.

Ce roman à la première personne est constitué de la prise de parole de Yann, un jeune homme qui, comme plusieurs dizaines d’autres, fait le tour de la France pour des missions ponctuelles d’entretien, de nettoyage et de maintenance, lors des arrêts de tranche dans les centrales nucléaires. Une sorte de «petit boulot» temporaire, à cela près que ce travail implique un grand sang-froid, des mesures drastiques de sécurité, et un réel danger de contamination radioactive : une exposition un peu trop forte, à cause d’un geste malheureux, s’écartant à peine de la procédure normale, et l’on peut être privé de travail pour plusieurs mois, afin de ne pas dépasser son quota annuel de radiations, vingt millisieverts. Parfois poussés au suicide, parfois surexcités par la montée d’adrénaline que cette tâche peut provoquer, les ouvriers du nucléaire sont soumis à de fortes pressions.

La centrale devient une obsession : «centrale» justement, cœur des pensées et des gestes, génératrice de remuements intimes violents, à l’image précisément des réactions en chaîne des atomes d’uranium ou de plutonium qui se déroulent au cœur de ces cathédrales de béton. Fréquenter là quelque-chose d’essentiel, s’approcher du secret mystérieux de la matière, et dans le même temps, «faire son boulot», tout simplement. «La» centrale : toujours la même, que ce soit à Tricastin, Chinon, ou Blaye, est décrite par Élisabeth Filhol à la fois comme un des lieux familiers de notre environnement actuel, mais aussi comme une sorte d’entité opaque qui garde son irréductibilité fondamentale, sa puissance de mort virtuelle. Pour ceux qui y travaillent, la radioactivité de la centrale est à la fois concrète et symbolique : elle affecte le corps, implique des gestes, exige des postures, mais mobilise également l’esprit, hante la psyché.

Sans connaître les influences revendiquées par l’écrivain, c’est à François Bon que l’on pense ici, pour le travail de la langue : heurtée, tantôt sectionnée, tantôt proliférante, la phrase convoque les structures de l’oralité pour rendre quelque chose de l’expérience intime de ce travail si particulier ; de même, comme souvent chez Bon, la narration ne révèle et n’éclaire que progressivement les destinées et les tenants du récit : la raison pour laquelle Yann a dépassé sa «dose» de radiations, ou bien ce qu’il est advenu de son ancien compagnon de route et de travail, Loïc.

On pourrait néanmoins regretter une hésitation dans le point de vue adopté : les passionnantes descriptions du processus de fission nucléaire ou le récit de la catastrophe de Tchernobyl ne s’accordent pas toujours totalement aux réflexions intérieures du protagoniste ; par son hétérogénéité, l’ensemble semble parfois artificiel ; le paradoxe est que l’écriture de Filhol est plus impressionnante et vibrante dans les passages «objectifs» et descriptifs que dans ce qui a trait plus directement au monologue intérieur de Yann.

Néanmoins, au-delà de cette réserve, La Centrale est un texte d’une grande tension littéraire qui évoque avec courage et rigueur ce processus mystérieux, à l’œuvre dans ces blocs de béton impénétrables, qui tout à la fois sert et menace nos sociétés.

Fabien Gris
( Mis en ligne le 31/10/2011 )
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