L'actualité du livre
Pocheset Littérature  

Nous étions des êtres vivants
de Nathalie Kuperman
Gallimard - Folio 2012 /  5,70 €- 37.34  ffr. / 229 pages
ISBN : 978-2-07-044563-9
FORMAT : 11cmx18cm

Première publication en septembre 2010 (Gallimard)

Les vivants et les morts

Dans ses romans précédents, Nathalie Kuperman s'était montrée maîtresse dans la peinture de personnages torturés, adultes ou adolescents, assumant avec difficulté les tourments de leur quotidien. On ne l'attendait guère sur le terrain de la critique sociale, et c'est pourtant ce qui sous-tend son dernier opus, dans lequel elle décrit les bouleversements d'une petite entreprise de presse rachetée par un homme d'affaires obsédé par la rentabilité.

Les conséquences de ce type de restructuration sont devenues si tristement banales - licenciement d'une partie du personnel, réajustement des coûts, mise en concurrence des employés, recherche de gains de productivité – qu'on s'est habitué à n'y voir que les dommages collatéraux du libéralisme. Le titre fait immédiatement songer à l'œuvre de Mordillat, Les Vivants et les morts, qui en racontant le démantèlement d'une usine rachetée par un obscur fond de pension américain s'attaquait au même sujet, mais de manière très différente, tant dans le style que dans l'intrigue. Dans les deux cas, il s'agit bien de rappeler que les premières victimes de l'ultra-libéralisme sont avant tout des vies humaines, brisées par la guerre économique. Mais là où Mordillat avait choisi la forme de l'épopée à la manière de Zola, dans une sorte de Germinal moderne, pour décrire le drame d'une ville sinistrée par la désindustrialisation, c'est sur les ressorts de la tragédie que Nathalie Kuperman entreprend ici de s'appuyer. Car même s'il n'est question que d'une vingtaine d'employés d'une petite entreprise, quand chez Mordillat il s'agissait de la survie de toute une région, c'est bien un véritable drame qui se joue là, dans lequel chaque protagoniste se démène pour tenter de maîtriser son destin.

L'auteur prête ainsi sa voix à une demi-douzaine d'employés de l'entreprise, véritables suppliciés se débattant maladroitement, les uns imaginant d'obscures stratégies pour ne pas faire partie du lot des perdants, les autres oscillant entre révolte et résignation, tous trahissant à quel point ce qui ne devrait toucher qu'à leur travail les atteint dans leur être profond. Et puis comme dans une tragédie grecque classique, Nathalie Kuperman nous fait régulièrement entendre le Chœur, formé par l'ensemble des employés : tel une hydre malmenée, il exprime gauchement la synthèse des inquiétudes, des espoirs déçus et de la consternation des salariés face au sort qui les attend.

Pour autant, l'auteur ne tombe jamais dans le piège du manichéisme, qui aurait été de décrire d'un côté des héros résistants et droits, et de l'autre les résignés et les vendus : les personnages évoluent de façon surprenante tout au long du roman, comme si, une fois créés par l'auteur, ils avaient fini par lui échapper. Et c'est justement parce qu'ils ne sont pas prévisibles mais profondément humains dans leurs doutes comme dans leurs revirements que le roman sonne douloureusement juste : en ce sens Nathalie Kuperman parvient à nous donner une autre définition de l'aliénation par le travail chère à Marx, dans une acception terrible d'actualité.

Natacha Milkoff
( Mis en ligne le 20/01/2012 )
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