L'actualité du livre
Pocheset Littérature  

Karoo
de Steve Tesich
Seuil - Points 2021 /  8,90 €- 58.3  ffr. / 600 pages
ISBN : 978-2-7578-7956-6
FORMAT : 11,0 cm × 17,8 cm

Première publication française en février 2012 (Monsieur Toussaint Louverture)

Anne Wicke (Traduction)


Tragédie américaine

Karoo, drôle de titre, drôle de livre, publié par une maison en France par l'excellente maison d'édition Monsieur Toussaint Louverture (aujourd'hui en format poche "Points Seuil").

L'auteur, Steve Tesich, est mort en 1996, à 54 ans. Il était d'origine serbe, arrivé aux États-Unis à l'adolescence, et avait fait essentiellement une carrière de scénariste reconnu à Hollywood, et de dramaturge à Broadway. Karoo est son second roman, achevé quelques mois avant sa disparition et publié deux ans plus tard. Steve Tesich y exprime toute son amertume et ses désillusions à l'égard des États-Unis (le roman est écrit pendant la guerre de Yougoslavie). Il y dénonce avec un humour au vitriol une société de consommation qui a perdu tout repère autre que l'argent et tout sens des valeurs. La cible principale, compte tenu du métier du héros, est l'industrie du cinéma, mais au-delà c'est toute la société américaine qui est impitoyablement décrite.

Saul Karoo, le narrateur (mot Khoikhoi qui signifie ''pays de la soif''), la cinquantaine mal assumée, travaille pour le cinéma : il est ''script doctor'', c'est-à-dire qu'il réécrit, coupe, charcute, scénarios ou films pour les améliorer (ou non !). Il vit largement de ce travail de réécriture tout en ayant parfaitement conscience de son impuissance à créer lui-même (bien qu'il rêve d'une grande fresque littéraire qui revisiterait l'Odyssée !), tout comme il a une conscience aiguë de ses défauts.

Le roman commence avec la description à la Woody Allen d'une soirée branchée au Dakota, le prestigieux immeuble de New York. Le héros y pose - dans le cadre d'un appartement idéal conçu par le décorateur en vogue - avec les principaux personnages de son entourage : son ex épouse Dianah - mais dont il n'est pas encore divorcé - et leur fils adoptif Billy, qui attend désespérément un peu d'attention de son père. Karoo, lui, est obsédé par une maladie dont il vient d'être atteint : l'alcool n'a plus sur lui aucun effet, et au lieu de s'imbiber et de se réfugier derrière son alcoolisme, il feint désormais les symptômes de l'ivresse, faute de les éprouver. Un mensonge de plus dans une vie qui en est tissée.

A partir de ce début, écrit de façon légère et plutôt dans un esprit de comédie américaine, Steve Tesich construit le récit des derniers moments d'une vie ratée, d'une chute annoncée qui va être catastrophique ! Toute la tension réside dans la façon dont Saul Karoo va, étape après étape - lucide le plus souvent -, accélérer sa descente aux enfers. La civilisation de la Grèce antique est souvent évoquée par l'un ou l'autre des personnages et ce roman a tout d'une tragédie en effet, Saul prenant systématiquement la pire des décisions à chaque choix qui s'offre à lui, décision qui finit par s'imposer à lui alors même qu'il en prévoit les conséquences qui ne peuvent être que dramatiques ! Décisions qui le conduisent à renier ce à quoi il tient le plus - sa foi en l'Art, l'estime de soi, son entourage -, et à entraîner les autres dans sa dégringolade y compris lorsque justement, dans un ultime sursaut, il désire leur offrir le meilleur. L'un des mythes grecs les plus célèbres est ainsi réactualisé, mais on n'en dira pas davantage pour ménager le suspense...

De ce récit implacable, Steve Tesich fait aussi un monument de drôlerie : Saul Karoo le névrosé, l'égoïste, le fumeur, l'alcoolique, le père nul, le mari infidèle, l'excellent ''script doctor'', l'homme saisi par l'hubris, fascine, exaspère, attendrit... Un «vrai» héros (ou contre héros) d'un roman qui sort de l'ordinaire et s'impose à la fois par la démesure et par la grande qualité du récit, très bien servi par la traduction d'Anne Wicke. 600 pages, en cinq parties - ''New York'', ''Hollywood'', ''Sotogrande'', ''Pittsburgh'', ''Ici et là'' -, que l'on dévore en se retenant pour ne pas arriver trop vite à la fin...

Marie-Paule Caire
( Mis en ligne le 31/05/2021 )
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