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Pocheset Littérature  

Bel-Air
de Lionel Salaün
Liana Levi - Piccolo 2015 /  9,50 €- 62.23  ffr. / 222 pages
ISBN : 978-2-86746-787-5
FORMAT : 12,2 cm × 18,0 cm

Première publication en septembre 2013 (Liana Lévi)

Ex drames des fifties

Le décor du roman de Lionel Salaün est une ville de province, qui s'enorgueillit d'un centre bien conservé et bourgeois. Propret. Et, au-delà, au fin fond du boulevard qui monte en lacets, cachés derrière un bosquet d'arbres, il y a, paisibles, les grands immeubles. La forêt de béton, hiératique, laide, sans attrait architectural, fonctionnelle. La cité. Au cœur de laquelle on a commencé à caser, bien gentiment, les classes ouvrières à la fin des années 50. Un aménagement du territoire respectant avec minutie la répartition hiérarchique des classes sociales. Ancestrale. On ne mélange pas les torchons et les serviettes.

Franck, le narrateur, est submergé par ses souvenirs quand la Cité est mise en pièces par une armée de pelleteuses. Nous sommes au 21ème siècle et Franck est ce vieil homme aux cheveux blancs, installé depuis bien longtemps dans le centre de la Ville, ce cœur inaccessible alors qu'il était enfant. L'estomac noué, il grimpe ce boulevard qu'il na pas foulé depuis quarante ans. Son instinct et sa mélancolie le conduisent directement devant le café "Le Bel air", nom champêtre qui fut aussi celui de la Cité démolie. Derrière le comptoir, Gérard est toujours là. Ils se reconnaissent au premier coup d'œil. Certes, il a perdu de sa superbe, il est gris, voûté. Son air absent n'est que le reflet d'une lassitude ancienne et grandissante, de frustrations sur une existence quelque peu ratée. Les deux amis d'enfance se font face. La complicité n'existe plus depuis longtemps mais la force des sentiments anciens reste palpable, comme l'acidité de leur ressentiment. Franck vient chercher une réponse auprès de Gérard. Une réponse à une question qui le hante encore. Il refuse que la clé de son énigme disparaisse sous les gravas de la Cité ; un secret, central dans le récit, qui au fil du temps est devenu un poids.

Lionel Salaün embarque alors le lecteur dans un voyage mémoriel d'une grande qualité. Retour dans la France des années 50. Un après guerre pollué par l'indépendance de l'Algérie. Une France patriote, raciste, structurée autour du travail et des espoirs de l'ascension sociale. La Cité et la Ville, volontairement habillées d'une majuscule sont, tout au long du roman, les symboles de la lutte des classes et des miasmes dans lesquels croupit chaque protagoniste. Deux entités qui n'existeraient pas l'une sans l'autre.

La bande d'adolescents de la Cité de Bel air joue, se charrie, se taquine, rit et s'engueule, elle cherche ses propres limites. Entre ceux qui, comme Serge, Antoine et Gérard, ont des rêves de réussites, et d'autres, Franck et Cathy, qui sont en rébellion envers un système patriarcal, sclérosé et faussement fraternel, les clivages de la France structurent ce roman. Les arabes sont rejetés, les ouvriers jalousent les bourgeois, ces derniers ne voient pas d'un bon œil l'émancipation du confort pour tous. Tous ces microcosmes humains ne se mélangent guère. Franck, avec un père absent depuis longtemps, parti au bras d'une autre que sa mère et lui ayant laissé comme seul héritage un nom polonais, n'arrive pas à trouver sa place dans ces deux mondes. Il n'a pas l'âme à supporter un labeur éreintant, il n'a pas les codes pour s'intégrer au sein de l'élite sociale. Il est plutôt rebelle. Un rebelle tendre attiré plus par la force des sentiments et la poésie de la nature que par son avenir professionnel. Alors, quand arrive la convocation pour aller combattre en Algérie, les nerfs lâchent. Les idéaux prennent une place primordiale d'autant qu'il est amoureux. Profondément amoureux d'une fille qui l'aime tout autant. Les choix qu'il fait vont conditionner toute sa vie.

Bel air est un roman tout en délicatesse. La plume de l'auteur est brillante, fougueuse, rythmée, et dépeint avec justesse cette France non apaisée et certainement pas aussi insouciante que les apéros au café éponyme. Les années cinquante comme terreau des difficultés à venir, les nôtres. La violence des non dits et des apparences, celles de clivages tenaces... Tout cela est dit avec intelligence par Lionel Salaün. Un roman fort.

Frédéric Bargeon
( Mis en ligne le 25/09/2015 )
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