L'actualité du livre
Pocheset Littérature  

La Serpe
de Philippe Jaenada
Seuil - Points 2020 /  8,90 €- 58.3  ffr. / 641 pages
ISBN : 978-2-7578-8312-9
FORMAT : 11,0 cm × 17,8 cm

Première publication en août 2017 (Julliard)

Le club des cinq à Périgueux

Revoilà Philippe Jaenada avec à nouveau un destin hors du commun, celui d'Henri Girard. Apres Sulak, et un gentleman braqueur qui défraya la chronique dans les années 80, puis La Petite femelle qui reprend le procès de Pauline Dubuisson, accusée d'avoir assassiné son amant en 1953, l'auteur se passionne ici pour un autre fait divers, un triple massacre dans un château périgourdin en octobre 1941. Non pas à la tronçonneuse, mais à la serpe : autres temps, autres mœurs.

Le 24 au soir, quatre personnes sont au château ; à son réveil, Henri découvre le corps de son père Georges, de sa tante Amélie et de la bonne dans une mare de sang, crimes d'une sauvagerie extrême. Seul survivant, il se retrouve seul suspect. Sans police scientifique à l'époque, la scène du crime est spoliée avec moult désinvolture de la part des enquêteurs... Le fin limier Jaenada décide alors d'en savoir plus ; il tient le sujet de son nouveau roman.

Mais pas que ; il se trouve que Henri Girard, des années et des aventures sud-américaines plus tard, écrivit un roman, Le Salaire de la peur, sous le nom de Georges Arnaud, publié chez Julliard. Personne ne sait qui a écrit le roman mais le film d'Henry Georges Clouzot, avec Yves Montant et Charles Vannel, eut le succès que l'on sait, et obtint la Palme d'or en 1953.

Nous sommes en pleine guerre, le Périgord est en zone libre, le gouvernement est celui de Vichy, le père d'Henri, Georges, en est malgré lui un des haut-fonctionnaires au Ministère des affaires étrangères. Le château d'Escoire, près de Périgueux, est le refuge ancestral quoique décati de ces petits notables provinciaux ; décati, le château mais pas la fortune de ses propriétaires, Georges et Amélie : le revenu de leurs métayages est confortable et leurs biens à Paris, non négligeables.

Henri est un jeune homme de 24 ans, fantasque, flambeur, insoumis, violent parfois, mythomane, et seul héritier : le coupable idéal. Toute l'instruction ne tournera qu'autour de sa personnalité et du dire de ses voisins, paysans bornés et revanchards. Il faut dire qu'en ces temps-là, les nantis ne traitaient pas au mieux le petit personnel. Henri est incarcéré à la prison Beyleme à Périgueux, en préventive pendant dix-huit mois au cours desquels il clamera sans cesse son innocence. Le procès ne pouvait aboutir qu'à la condamnation. Or Henri avait fait appel au grand et talentueux avocat parisien, Maître Maurice Garçon, ami de feu Georges Girard, et qui, à la stupéfaction générale, obtient l'acquittement. L'affaire ne sera jamais résolue.

«Henri Girard a écrit de beaux romans, forts, qu'il faut lire, l'altruisme et l'énergie combative de la deuxième partie de sa vie ont largement compensé l'égoïsme et la futilité de la première, mais entre les deux, pour toujours empestent, putréfiées, quelques heures de barbarie impardonnable». Cette phrase résume parfaitement un homme au destin peu commun.

Jaenada est le champion de la digression, d'où les 600 pages : on se perd dans les dédales de ses phrases, à en être étourdi, mais, emporté par le tourbillon, on en redemanderai presque. Le style est quasiment oral, sans effet de manche, humoristique aussi car le sujet est, avouons, des plus pesants. Avec Jaenada, cela passe tout seul.

Sur le mode ludique d'une enquête type "Club des cinq" de la Bibliothèque Rose, référence amusante faite par l'auteur lui-même, ou à la Colombo voire à la Hercules Poirot, Jaenada revisite toute l'enquête in situ. Archives, lettres, visite des lieux du crime, plans dont il nous fait cadeau en couverture, la moindre note passe au tamis de son intelligence et de sa perspicacité. Méthodiquement, il mène sa propre enquête, faisant peser de lourds soupçons sur un autre protagoniste, le fils des gardiens, Fernand Doulet. Telle est son "HYPOTHESE". Malgré le pavé, le lecteur aura du mal à s'extraire de l'ouvrage, ce qui représente quelques heures dans un monde étrange, malsain mais passionnant grâce au talent d'un écrivain couronné par un prix littéraire (Le Femina 2017).

Raymonde Roman
( Mis en ligne le 14/02/2020 )
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