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Pocheset Littérature  

Ma vie parmi les ombres
de Richard Millet
Gallimard - Folio 2005 /  9 €- 58.95  ffr. / 704 pages
ISBN : 2-07-030917-7
FORMAT : 11x18 cm

Première publication en septembre 2003 (Gallimard - Blanche).

Sombre chef-d'oeuvre

Il a souvent été reproché à Richard Millet la violence de ses écrits, la noirceur de ses propos. Le cadre romanesque de prédilection de l'écrivain est le petit village de Siom, encerclé par les hautes terres corréziennes. Cette terre natale, mais aussi ses habitants, il en parle avec un phrasé émaillé de patois, cette langue terreuse et évanescente, seul vestige d'une civilisation au seuil de la mort ; car c'est bien de la fin d'un monde dont parle l'écrivain corrézien : la mort du monde des campagnes, celui qu'il a connu et qui l'a élevé.

Ma vie parmi les ombres s'inscrit dans la droite lignée des récits corréziens. L'écrivain s'intéresse ici à sa propre famille, les Bugeaud, dont il est le dernier représentant. Le récit est construit sur une conversation entre deux amants d'aujourd'hui. Pascal, un écrivain de cinquante ans (dont on reconnaîtra parfois les traits dissimulés de Richard Millet), raconte à sa jeune maîtresse, Marina, elle-même d'origine corrézienne, sa jeunesse à Siom. Tous deux sont nus, enlacés, seuls dans une chambre parisienne. Le temps semble s'arrêter. Seuls comptent l'échange, la parole, qui vont redonner corps à un passé révolu. Cette conversation permet aux deux amants de replonger dans leurs origines corréziennes, dans ce monde souterrain et moribond dont ils sont issus. Ici, point de tentative de cristalliser ce pays, de glorifier les humbles qui l'ont habité. Il s'agit simplement de transmettre le souvenir d'une génération perdue et de lui rendre hommage.

À travers ce parcours singulier, c'est toute la vie de ce petit village qui est esquissée. Une vie rythmée par des rites et des habitudes ancestrales, une vie sans espoir et sans illusions. Quelques grandes figures jaillissent de cette longue chronique villageoise. Ce sont celles des femmes qui ont élevé Pascal. Il y a tout d'abord Marie Bugeaud. La vie de Marie, veuve éternelle, est presque entièrement consacrée au culte de la mémoire de son défunt mari, mort à la guerre alors qu'ils étaient jeunes mariés. Et puis il y a Jeanne, sa sœur, qui vit au côté d'un homme étonnamment vide. Ces deux femmes se sont occupées du jeune Pascal avec un amour puissant et protecteur sous l’œil aimant de la grand-mère, Louise. Une quatrième figure vient hanter les pages de ce livre. C'est celle de la mère, présence envoûtante et fantomatique. Une mère toujours fuyante et froide, belle et impressionnante, que la carrière a menée loin des terres corréziennes, loin de son enfant. Face à ces grandes figures féminines, point d'homme pour élever ce jeune enfant. À l'image de la mère, le père est absent et mystérieux. Qui est-il, que fait-il, est-il toujours vivant ? Est-ce cet homme infirme aperçu un jour à Vichy au côté de sa mère ? Pascal est l'enfant du mystère et du secret, enfant à peine désiré, à peine aimé. Ses journées sont consacrées au travail de la terre, aux besognes quotidiennes mais aussi, parfois, à la lecture des grandes œuvres de la littérature. C'est grâce à ses rares et précieux moments de lecture et de découverte, halo de paix et de culture dans ce monde froid et rude, que l'enfant tombe amoureux de la langue et des mots. Des mots si puissants qu'ils peuvent redonner vie à des êtres fascinants et sans avenir.

Dans Ma vie parmi les ombres, Richard Millet nous prouve encore une fois toute l'étendue de son talent. Moins excessif, moins violent que Lauve le Pur ou L'Amour des trois sœurs Piale, Ma vie parmi les ombres est un échange, une longue conversation amoureuse d'où jaillissent les souvenirs de l'écrivain. Cette oscillation permanente entre un passé froid, mortifère et un présent comme érotisé, où des amants enlacés parlent et échangent, éclaire d'une pâle lumière d'espoir l'univers si tragique de l'écrivain. Le temps du récit, les mots, semblent arriver à rivaliser avec la mort et l'oubli. On retrouve dans ce dernier opus du cycle corrézien tous les thèmes chers à Millet : le sentiment de l'éphémère, l'enfermement, l’abandon... L’auteur les tisse et les entremêle avec virtuosité, donnant relief et sinuosité au récit. Encore une fois, le lecteur, fasciné et effrayé par cet univers si sombre, si sobre, vit une expérience littéraire inoubliable, dont il ne peut ressortir indemne. N'est-ce pas là l'apanage de tout chef-d’œuvre ?

Claire Striffling
( Mis en ligne le 15/06/2005 )
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