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Pocheset Littérature  

Philippiques et Sur la couronne - Contre Ctésiphon
de Démosthène et Eschine
Flammarion - Garnier Flammarion 2000 /  10.69 €- 70.02  ffr. / 426 pages
ISBN : 2-08-071061-3

L'art de plaider

Excellente, l’initiative des éditions Flammarion de réunir dans un même volume les discours les plus marquants des deux ennemis irréductibles, Démosthène (384-322 av. JC.) et Eschine (390-315 ou 314 av. JC.), qui ont été aussi deux hommes politiques de premier plan et qui sont restés dans l’histoire comme les deux plus grands orateurs athéniens de l’Antiquité. Il est très commode en particulier, pour le lecteur d’aujourd’hui, de trouver dans le même ouvrage le Contre Ctésiphon, par lequel Eschine porte sa dernière -et malheureuse- attaque contre Démosthène, et le Sur la couronne, où la défense de Démosthène est si brillante qu’elle lui vaut le plus beau triomphe, probablement, de sa carrière. Chacun peut ainsi suivre aisément le procès, peser le fond et la forme et se demander avec 2330 ans de recul s’il approuve ou non le vote qu’émirent alors plus des quatre cinquièmes des juges athéniens.

Démosthène est considéré par la postérité comme le héros intransigeant et incorruptible de l’indépendance athénienne contre l’impérialisme macédonien, celui de Philippe d’abord, puis celui de son fils Alexandre. Eschine, au contraire, pâtit beaucoup d’avoir longtemps recommandé une politique de conciliation avec ces rois conquérants, dont il espérait faire des alliés et qui entendaient bien sûr être des maîtres. En gros, ce contraste brutal correspond sans doute à la vérité, celle de deux tempéraments, mais aussi celle des hésitations, souvent dommageables, de la politique adoptée par le peuple athénien.

Pourtant, la présentation parfaitement documentée de Pierre Carlier invite à introduire quelques nuances dans cette belle image bi-face du "résistant" et du "collaborateur". Eschine, s’il était pour une politique de compromis, n’était pas pour l’avilissement inconditionnel d’Athènes, comme le montrent ses efforts pour constituer autour de l’Acropole une union défensive de tous les Grecs, d’accord en cela d’ailleurs avec son rival. Démosthène, qui avait commencé sa carrière comme partisan du principe de non intervention, a été, avec Eschine, l’un des négociateurs les plus empressés de la paix dite de Philocrate en 346. Sur la fin de sa vie, après l’avènement et les victoires d’Alexandre, il cesse d’appeler ses concitoyens à la révolte et prône de nouveau cette attitude de prudence qu’il recommandait à ses débuts… Opportunisme ou conscience profonde d’un intérêt national qui évolue avec les circonstances ? Chacun pourra se faire une opinion à travers l’exposé de Pierre Carlier.

Reste que si Eschine et Démosthène se sont violemment opposés le plus souvent dans l’action politique, ils se sont aussi déchirés sur un plan personnel, s’accusant mutuellement des pires turpitudes sans jamais fournir la moindre preuve de leurs assertions. L’attitude politique de l’un et de l’autre s’explique pour l’un et pour l’autre par la corruption, dont le goût a été favorisé par des origines viles, par une jeunesse famélique et par un désir forcené d’ascension sociale à n’importe quel prix. Les injures fusent, tantôt feutrées et insinuantes, tantôt lancées à toute force comme des poignards. Il se peut que cette haine ait entretenu leur talent ; il se peut aussi qu’elle ait contribué à l’organisation de leur perte. Eschine, finalement battu par Démosthène, s’en alla mourir en exil ; Démosthène, finalement affaibli par Eschine, vit bientôt sa capacité d’influence décliner et fut contraint, bien qu’il se fût assagi, de s’empoisonner pour échapper aux glaives macédoniens…

Mais ils ne sont pas morts tout à fait. Au contraire, c’est à leur mort qu’a commencé leur vraie vie, celle surtout de Démosthène, qui allait occuper de son génie la conscience occidentale pendant 2000 ans. Qu’on oublie la complexité d’une diplomatie pour nous trop lointaine ; qu’on oublie la vulgarité des attaques ad hominem, qui ne choquaient nullement les anciens Grecs ; et qu’on se livre à la séduction de cet art qu’à force d’entraînement, d’émulation, d’expérience Démosthène a porté à sa perfection, et qui ne devait être égalé que par Cicéron à Rome et peut-être, plus près de nous, par un Jaurès.

Seulement voilà : cette musique démosthénienne, il faudrait l’écouter en grec. Les traductions restituent fort bien, outre le sens littéral, les finesses de la composition et la rigueur des raisonnements. Mais en matière de style, elles se montrent si effacées, elles suivent des lignes rythmiques et mélodiques si neutres qu’on se demande comment l’orateur, s’il avait ainsi parlé, aurait pu créer tant de plaisir et d’émotion.

Ecoutons la célébrissime ouverture du discours Sur la couronne dans la version de Christian Bouchet (Flammarion 2000) : "Athéniens, je commence par adresser une prière à l’ensemble des dieux et des déesses, pour que les bonnes dispositions que je manifeste sans relâche à l’égard de la cité et de vous tous se retrouvent toutes chez vous à mon endroit pour le procès d’aujourd’hui ; ensuite – et cela vous concerne avant tout, ainsi que votre piété et votre réputation -, je prie ces dieux de vous amener à ne pas suivre les conseils de mon adversaire, s’agissant de la façon dont vous devez m’écouter (ce serait pour le moins malheureux), mais à vous fier aux lois et à votre serment : en plus des autres règles de droit, il y est précisément écrit qu’il faut écouter de la même manière les deux parties".

Ce texte appelle des remarques qui valent également pour la traduction de Georges Mathieu (coll. Budé, 1947). On aimerait plus d’ampleur, plus de cadence, un phrasé plus euphonique, un ordre des mots français plus proche encore de l’ordre grec. On aimerait en outre, même si dans l’art oratoire l’exorde est une sorte d’exercice obligé, un choix de termes plus signifiants.

Prenons quelques exemples. "Prôton" (="d’abord") est le premier mot de Démosthène ; on ne doit pas l’escamoter, mais le détacher au contraire en le laissant à sa place, parce qu’il est là pour alerter l’auditeur sur l’essentiel : le climat de bénédiction divine et de bonté humaine où doit baigner tout le discours. "Eunoian" exprime justement, plutôt que de "bonnes dispositions", le désir de faire du bien. "Osèn eunoian … tosautèn …" veut dire que la bienveillance du peuple en tant que juge doit être aussi grande, c’est-à-dire aussi généreuse que celle de l’accusé en tant qu’homme public. Le verbe "diatelô" n’a pas ici le sens banal de "faire sans relâche", mais le sens plus fort de "passer sa vie à" : au moment du procès, Démosthène a 54 ans, il est déjà sur le dernier versant de son existence; depuis longtemps il insiste sur ce qu’il présente comme sa vertu première, le don de sa vie à la cité ; cette fois plus que jamais, il veut faire entrer dans la tête des juges, avant d’aborder le vif du sujet, qu’ils ont à nouveau devant eux l’homme dont la vie entière a été et demeure dédiée au service de son pays, et qui mérite donc en retour, pour l’ensemble de son oeuvre, la protection des lois et le préjugé favorable de ses concitoyens, ses obligés…

Si l’on permet au critique d’avancer une contre-proposition, voici une autre manière, évidemment non exclusive, de rédiger cette même phrase : "Avant toute chose, Athéniens, j’adresse une prière à tous les dieux et toutes les déesses pour que la même bienveillance que moi je passe ma vie à prodiguer à la cité et à vous tous, je la reçoive aussi généreusement de vous pour le procès d’aujourd’hui ; ensuite – et cela surtout dans votre intérêt et dans celui de votre piété et de votre réputation -, que les dieux vous entraînent à suivre les conseils non pas de mon adversaire sur la façon dont il faut que vous m’écoutiez (ça, vraiment, ce serait une ignominie), mais des lois et de votre serment, où parmi toutes les autres obligations de justice est inscrite celle de prêter aux deux parties la même qualité d’attention".

Il doit être possible de s’approcher davantage encore de Démosthène en faisant longuement passer les phrases, l’une après l’autre, par son "gueuloir". Mais il est vrai qu’il faudrait y consacrer beaucoup de temps…Christian Bouchet a déjà bien du mérite d’être allé au bout d’un si grand ouvrage, et de permettre ainsi à tout un chacun d’entrer en contact avec les plus puissants plaidoyers de tous les temps.

Guy Bégué
( Mis en ligne le 24/01/2001 )
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