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Pocheset Littérature  

La soirée d’Elseneur
de Karen Blixen
Le Livre de Poche - Libretti 2004 /  1.50 €- 9.83  ffr. / 96 pages
ISBN : 2-253-08780-7
FORMAT : 11 x 18 cm

Traduction par France Gleizal et
Colette-Marie Huet


Retour au bercail

Dans les années 1930, de retour au Danemark, après son long séjour au Kenya, Karen Blixen retravaille et parvient, non sans difficulté, à publier une série de contes dont elle avait entrepris la rédaction en Afrique. Elle choisit le pseudonyme d’Isak Dinesen - un prénom masculin en clin d’œil (Isaac, premier fils d’Abraham et de Sarah, sauvé au moment où son père allait le sacrifier, signifie en hébreu « celui qui rit ») associé à son nom de jeune fille. Le recueil, dont fait partie La Soirée d’Elseneur, intitulé Seven Gothic Tales (Sept contes gothiques) paraît d’abord aux États-Unis en 1934 et y rencontre un vif succès.

Le terme gothic évoque la tradition du roman noir, illustrée à partir du dix-huitième siècle en Angleterre par Horace Walpole (Le Château d’Otrante –1764), Ann Radcliffe (Les Mystères d’Udolphe – 1794) ou encore Mary Shelley (Frankenstein ou le Prométhée moderne –1818). Il s’agissait alors de glacer le lecteur d’effroi, en lui proposant des histoires fantastiques, proches du cauchemar. Des auteurs beaucoup plus récents comme William Faulkner, Carson McCullers, William Gaddis et bien sûr ici Karen Blixen ont repris et modernisé l’idée. Karen Blixen utilise le magique et le surnaturel, non pour effrayer mais sans doute davantage pour s’échapper d’un réalisme qu’elle n’apprécie guère et donner à ses histoires une dimension plus
philosophique.

La Soirée d’Elseneur met en scène la rencontre, dans la vieille demeure familiale, de deux sœurs, Fanny et Eliza De Coninck, âgées d’une cinquantaine d’années, avec le spectre de leur frère Morten, disparu depuis longtemps. Cette conversation improbable qui constitue l'épisode final de la nouvelle permet de mieux mettre en valeur le lien particulier qui unit les trois personnages. Il s’agit, en effet, d’une relation fusionnelle à trois qui rend impossible aux deux femmes «de nouer de véritables relations avec d’autres êtres humains». Vénérées et courtisées, toutes deux d’une beauté et d’une intelligence hors du commun, «les chevalières de la table ronde des possibilités» n’ont pas réalisé le destin extraordinaire auquel elles semblaient promises, préférant vivre dans le souvenir et le rêve de l’idéal masculin qu’incarnait Morten. De son côté, choisissant de s’enfuir le jour de son mariage avec la superbe Adrienne, le jeune homme a mené une vie d’aventures à l’autre bout du monde qui s’est achevée tragiquement au bout d’une corde. Malgré une vie amoureuse bien remplie, lui non plus n’a pu se dégager de l’amour passionnel qu’il vouait à ses sœurs, comme le souligne ce fantomatique retour aux sources.

Dans cette passionnante histoire d’inceste intellectuel, Karen Blixen joue audacieusement sur le double-sens, privilégiant la suggestion à l’explication. Adoptant une démarche dialectique, elle étudie également ce qui oppose mais aussi relie l’imagination et l’art à l’action et à l’expérience. Formidablement bien écrite, La Soirée d’Elseneur,qui bénéficie dans cette édition d’une très éclairante présentation de Marc Auchet, donne envie d’aller de suite se (re)plonger dans les Sept Contes gothiques.


Florence Cottin
( Mis en ligne le 19/07/2004 )
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