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Mourir de penser - Dernier royaume - Tome 9
de Pascal Quignard
Gallimard - Folio 2016 /  7,10 €- 46.51  ffr. / 256 pages
ISBN : 978-2-07-046403-6
FORMAT : 10,8 cm × 17,9 cm

Comme la clepsydre

Qu'est-ce que penser, se demande Pascal Quignard (né en 1948) dans cet essai littéraire de haute volée. Auteur de nombreux ouvrages - Le Sexe et l’effroi, La Nuit sexuelle, La Haine de la musique - mais aussi de romans (Tous les matins du monde), Pascal Quignard est aussi discret que prolifique. Réfléchissant par les mots aussi bien à la littérature, la musique et la peinture, il explore les plis et replis de la pensée, ce qu'elle dissimule de sens, ses secrets, sa beauté, ses mystères, dans une aventure hors du commun.

Mourir de penser (un titre fort étrange) est le neuvième titre inscrit dans une vaste entreprise intitulée ''Dernier Royaume''. Dans ce cycle, Pascal Guignard explore le passé, le présent en mouvement, à travers la langue, agrémentant son exploration de références livresques aussi précises qu’éclairantes, une érudition impressionnante revenant à la source des mots, qu'elle soit grecque ou latine. Pascal Quignard ne pense pas par concept, il tisse une matière sensible par la pensée ou le conte. Il ne s’agit pas ici d’une pensée philosophique comme on l’entend habituellement mais d’une pensée qui tente de se rendre charnelle, cherchant à embrasser toute la matière de l’existence.

Parlant du vieux chien Argos qui reconnaît son maître Ulysse alors que les autres hommes ne le reconnaissent pas car il s’est déguisé, il écrit  : «Ainsi le premier être qui pense dans Homère se trouve être un chien parce que le verbe «noein» (qui est le verbe grec qu'on traduit par penser) voulait dire d'abord «flairer». Penser, c'est renifler la chose neuve qui surgit dans l'air qui entoure. C'est intuitionner au-delà des haillons, au-delà du visage barbouillé de noir, au sein de l'apparence fausse, au fond de l'environnement qui ne cesse de se modifier, la proie, une vitesse, le temps lui-même, un bondissement, une mort possible. Nous sommes provenus d'une espèce où la prédation dominait sur toute contemplation. La contemplation, en grec, se disait theôria. La proie s'engloutissait dans le dévorateur. La proie n'était pas contemplable sans une agression presque immédiate, sans la destruction consécutive à la vision ; et sans sa dévoration exhaustive dans les restes de la charogne désarticulée par chaque prédateur rassasié» (pp.21-22). Cet extrait donne l’étendue du style - simple mais au service d'une pensée complexe - de Pascal Quignard. Cet essai littéraire tente de retrouver le sens précis et profond des mots, de dire la beauté et la complexité, le flux et le reflux de la langue et de la chair.

A n'en pas douter, le lecteur risque d'être à un moment un peu perdu car ce n'est pas un livre que l'on assimile en une seule fois ; on doit le relire pour en goûter toutes les saveurs. On le porte en silence, en soi. On s'y perd, on s'y retrouve, il chemine en nous lentement et sûrement. Sa respiration et son rythme sont subtils et complexes. Mourir de penser, au fond, parle du lien entre la pensée et la mort, dans la joie ou dans la dépression. Sans doute parce que la pensée fonctionne comme la clepsydre, cette horloge à eau qui fonctionne sur le principe d'un écoulement régulier : cet essai littéraire dépose goutte à goutte des mots qui couleront en nous pour nous faire sentir le mystère du monde du temps.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 18/04/2016 )
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