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Sociologie de la bourgeoisie
de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
La Découverte - Repère 2000 /  7.94 €- 52.01  ffr. / 121 pages
ISBN : 2-7071-2951-8

Comment peut-on encore être bourgeois ?

La grande bourgeoisie, qu'elle s'apparente à la noblesse ou vienne du monde des affaires, après avoir été longtemps méprisée ou décriée, semble aujourd'hui à la fois omniprésente et tout puissante : il n'est pas un journal, pas un magazine qui ne participe, même involontairement, à sa célébration. Et pourtant, naturellement discrète, elle reste souvent mystérieuse, quand elle n'est pas inaccessible.

Spécialistes d'un milieu dont ils ont analysé une à une les pratiques (Quartiers bourgeois, quartiers d'affaires, Payot, 1992 ; Grandes fortunes, Payot, 1996 ; Nouveaux patrons, nouvelles dynasties, Calmann-Levy, 1999) Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sont réputés pour la finesse de leurs analyses et la qualité de leur sens pédagogique, qui leur permet d'exposer avec clarté des questions parfois subtiles. Ceux qui ont pu compulser leurs précédents travaux savent leur capacité à déchiffrer les codes les plus complexes, en dehors de tout préjugé et de tout a priori. Venant conclure les recherches qu'ils mènent depuis plusieurs années sur un sujet qui pourrait être austère, leur dernier livre s'avère à la fois rigoureux, passionnant et abondamment documenté. On se délectera des anecdotes savoureuses que les auteurs y distillent au fil des pages pour illustrer leur propos. Mais l'intérêt de cet ouvrage dépasse largement la seule bourgeoisie, car il éclaire ses liens avec l'ensemble de la société.

Comment la bourgeoisie, malgré ses origines multiples, peut-elle présenter aujourd'hui une telle force et une telle cohésion, alors que les dernières décennies ont vu se déliter des groupes qu'un idéal impérieux paraissait souder avec une puissance autrement plus manifeste ? C'est qu'à l'image de la noblesse, la bourgeoisie n'est pas fondée seulement sur la richesse mais aussi sur des codes, des rituels, des habitudes et des pratiques. Selon la terminologie naguère établie par Pierre Bourdieu, le capital social et le capital culturel viennent compléter le capital économique pour renforcer l'influence du groupe. Bourgeoisie et noblesse se sont agrégés en France au XXe siècle, comme l'a montré Cyril Grange (Les gens du Bottin mondain, Fayard, 1996), pour former un ensemble fort et dominateur, uni par de prétendues "valeurs", fédérés en fait par des rites de reconnaissance et de cooptation, que chacun utilise au profit de tous, dans cette version new age de la "société d'admiration mutuelle".

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, noblesse et bourgeoisie sont aujourd'hui parfaitement "en phase" avec les tendances dominantes de la société. Même si de nombreuses familles nobles ont disparu depuis la Révolution, le prestige du groupe est resté intact et s'est même renforcé ces dernières années, sous l'influence de la télévision et de la presse magazine. Le libéralisme, après avoir été mis à mal par le processus de mise en place de l'Etat-providence, revient aujourd'hui en force, à la grande joie de la bourgeoisie, dont il constitue depuis le XIXe siècle la doctrine dominante. Quant à la mondialisation, elle ne peut que favoriser des lignées qui ont depuis toujours été habituées à tisser des réseaux d'alliance à l'étranger. A l'heure où l'on ne parle plus que d'une société désorientée, privée de repères, livrée à l'intersubjectivité, la bourgeoisie reste unie autour d'un modèle qui garde cohérence et actualité.

Même s'ils ne se départissent jamais d'un strict propos scientifique, d'ailleurs servi par une langue dense et brillante, c'est presque dans une optique militante que Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot appellent à un renouveau des études sur le bourgeoisie. Car le grand bourgeois, loin d'être une caricature, un être décadent, appellé à être bientôt remplacé par un homme nouveau issu d'une société sans classe, est un individu puissant, intelligent, cultivé, maître de son comportement, sûr de lui et dominateur, qui joue un rôle-clé dans l'évolution actuelle de la société. Il convient de restituer dans sa complexité ce Janus, dont une partie du visage reste perpétuellement caché : côté jour, il excelle par son élégance et sa politesse ; côté nuit, il se complait dans le domaine de l'entre-soi, dans des lieux secrets comme le petit village des Portes-en-Ré, où les rares touristes qui viennent s'aventurer croisent de nombreuses personnalités parmi lesquelles Lionel Jospin !

Il est certain que ce petit ouvrage saura séduire les étudiants auxquels il est destiné. Souhaitons surtout qu'il rencontre un large public, car, en unissant la vivacité d'un essai à la rigueur d'un travail universitaire, il présente la qualité rare de faire le point sur un sujet profondément actuel au moment même où il est étonnamment négligé par la recherche.

Jean-Philippe Dumas
( Mis en ligne le 20/07/2000 )
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