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La Force qui nous manque - Petit traité d'énergie et d'orgueil féminin
de Eva Joly
Seuil - Points 2008 /  6,50 €- 42.58  ffr. / 156 pages
ISBN : 978-2-7578-0682-1
FORMAT : 11,0cm x 18,0cm

Première publication en mai 2007 (Les Arènes).

Force à la justice / Force par l'amitié

On ne présente plus Eva Joly, dont l’action de juge d’instruction dans les plus grands scandales politico-financiers (notamment l’affaire Elf) et les livres de souvenirs et de réflexion sur la difficulté de son métier ont fait la célébrité. Aujourd’hui commissaire norvégienne à la lutte contre la corruption internationale, elle poursuit son action commencée en France, sans subir désormais les pressions des responsables de nos institutions républicaines. Selon sa formule, être juge, si l'on est intègre, consiste à faire vivre son institution en la combattant de l’intérieur. Car l’Etat bien souvent n’est en réalité que le théâtre d’ombres d’une sinistre comédie de détournement des principes du droit. Et pour cause, quand le système politique est contrôlé par des âmes assoiffées de pouvoir, celles-là mêmes qui se dispensent d’obéir aux lois édictées pour les autres, avec la sanction d’un peuple théoriquement «souverain». Paradoxe de la démocratie. Quant à la prétendue séparation des pouvoirs et à l’indépendance de la justice, les manières de la court-circuiter ne manquent pas et le monde en fournit un vaste laboratoire…

Accusée d’ambition carriériste et d’égocentrisme par des détracteurs intéressés à la discréditer, Eva Joly revient sur ses origines et sa vie, mêlant le privé et le public. Née en Norvège à la fin de la Seconde Guerre mondiale, fille de petits propriétaires ruraux déclassés, mollement luthériens et votant à droite, elle a connu la jeunesse des Scandinaves du baby boom, entre provincialisme et émancipation progressive des modèles sociaux traditionnels. De ses parents, elle a gardé l’esprit démocratique d’absence de snobisme, l’indifférence aux distinctions de classe, le goût de la nature, aussi bien en Scandinavie que dans sa maison actuelle de Bretagne. La plus française des Norvégiennes rencontre la France au milieu des années 60 comme étudiante et apprend à y aimer sa civilisation laïque, galante et gourmande, un autre monde après le protestantisme coincé ; elle découvre aussi Paris. Fille au pair dans le XVIe arrondissement, elle tombe amoureuse de Pascal, le fils de la famille, étudiant en médecine rêveur et idéaliste, qui l’épouse. Leurs rapports se dégradent quand Eva Joly entre dans la magistrature pour donner à sa vie plus de sens et une utilité sociale. Guère «féministe» à la grande époque, elle donne un tournant à son existence dans les «chères seventies»…

Juge modèle et femme libre de l’époque, elle voit son amour de jeunesse partir en débâcle. Ambition légitime ou repli sur un couple en dérive ? Ce livre dédié à ses enfants suggère qu’alors, la force qui nous manque vient de la solidité des amitiés. La tragédie traversée nourrit la sensibilité de celle à qui l'on feindra de reprocher son inhumanité et sa dureté dans les procédures ; par orgueil féminin, Eva Joly veut maîtriser sa vie sans renoncer à une part de sa vocation et si elle admet ses désillusions sur le couple idéal (sans diaboliser la relation amoureuse) et reconnaît ses échecs, c’est sans aucune culpabilité. L’apitoiement sur soi et les autres n’est pas dans sa nature. Un reste du luthéranisme laïcisé de sa famille ? Les références culturelles du livre le montrent : l’acculturation a été réussie, celle de la langue, de l’esprit et d’une plus grande légèreté. Avec la force de la volonté, Eva Joly a surmonté les obstacles et les doutes de sa jeunesse. Et si elle a quitté la magistrature française, c’est sans renoncer à sa passion pour notre pays.

Mais de lui elle n’aime que ce qui a mérité l’admiration du monde : révolution démocratique, droits de l’homme, raffinement des sentiments et des mœurs, tolérance et laïcité, entremêlement des arts et de la vie. Elle incarnera cependant la trahison et l’ingratitude d’une étrangère généreusement accueillie aux yeux de certains, celle qui «crache dans la soupe» pour ne pas vouloir d’un rôle de juge docile et résigné. La même logique du règne du droit lui fait condamner les terroristes d’Action Directe et… les responsables haut placés de la «Françafrique», qui depuis quarante ans alors mettent en coupe réglée la plus grande partie de notre ancien empire colonial, réduisant l’Afrique francophone à l’état de sphère d’influence et de stock de ressources néo-colonial. Avec la complicité intéressée de relais africains, corrompus : Omar Bongo symbolise par sa longévité politique la soumission à la France de De Gaulle à nos jours… Un continent aux richesses fabuleuses est sacrifié avec l’aide de ses «élites» : les vrais défenseurs de leurs peuples, trop rares, sont éliminés par des coups d’Etat déguisés en guerres civiles inter-ethniques (orchestrées par les grandes puissances occidentales) providentielles, qui justifient des opérations «humanitaires» et autres mises sous tutelle.

Le but : maintenir l’exploitation à moindre coût de la main d’œuvre et des matières premières, en empêchant tout développement économique qui donnerait autonomie et marges de manoeuvre aux sous-développés («l’aide au développement» et la «coopération»!). Les bénéficiaires principaux : des grandes compagnies, liées organiquement aux plus hautes sphères de l’Etat. L’hypocrisie du procédé n’a d’égale que sa constance depuis la «décolonisation». Mais qui le conteste en métropole ? On préfère parler de la «corruption» et de la violence, naturelle ou culturelle, des autres : des pays pauvres et retardés. Dans le même temps, l’immigré et le Français d’origine africaine sont traités en parias ou citoyens de seconde classe pendant des décennies… Car ainsi se maintient le statut de puissance (au moins moyenne) de notre pays, qui ne se remet pas de la perte de son ancien rang.

Eva Joly se garde bien d’y voir une exception française, mais fustige le discours généreux qui – de gauche à droite – habille ce cynisme. De frapper au cœur du système lui vaut cette menace d’un puissant, lié au parti fondateur de la Françafrique, que chacun reconnaîtra : «évitez les fenêtres !» (Actualité de l’affaire du juge Borell à Djibouti.) On complètera avec Impérialisme humanitaire de Jean Bricmont et Atlas alternatif, présentés ici. Eva Joly, elle, feint de s’étonner des silences des manuels scolaires nationaux qui entretiennent les légendes de notre gloire et formatent les générations futures… Exemple : notre représentation de la guerre du Biafra.

Quant aux suites des instructions, quand elles aboutissent à un dossier sérieux, malgré les obstacles de l’administration, Eva Joly en révèle les chutes lamentables. Condamnations jamais effectuées, ou partiellement, justice à deux poids et deux mesures… Sinistre miroir de la république française, qui n’a guère à envier au temps des privilèges «abolis», paraît-il. On répondra que la raison d’Etat commande, sous le nom de «secret défense» : mais de quel droit donner des leçons d’universalisme au monde ? Le passage à la lutte anti-corruption internationale est la réponse de Joly : le système est mondial et la loi française sans prise, face aux mécanismes de contournement servis dans l’appareil d’Etat même ! Pas de désespoir donc, mais le passage à un autre niveau d’action, avec ses limites, mais aussi avec ses potentialités. Eva Joly reste une combattante. Naïve ? Il faut essayer… Son expertise lui vaut les honneurs de certains dirigeants du Sud, mais, tout en les instruisant de ce qu’elle sait de certains dossiers sensibles, pour aider leurs pays, elle n’ignore pas qu’on tente ici aussi de l’instrumenter. Un Etat du Sud n’est généralement ni un Etat démocratique ou «de droit» ni même un despotisme éclairé…

Le livre n’est pas une analyse systématique de l’état du monde mais un témoignage utile sur certains aspects sensibles et occultés des relations internationales et leur impact sur la santé de la république française. Petit traité d’énergie, il nous dit qu’il nous manque encore la force de changer cela chez nous. Il doit nous permettre d’aller plus loin. Parenthèse formelle (mais soucions-nous de la langue !) : le texte manque de virgules !

Maximilien Lehugueur
( Mis en ligne le 04/04/2008 )
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