L'actualité du livre
Pocheset Essais & documents  

La Nuit sexuelle
de Pascal Quignard
J'ai lu - En images 2009 /  6,70 €- 43.89  ffr. / 219 pages
ISBN : 978-2-290-01912-2
FORMAT : 11cmx18cm

Première publication en septembre 2007 (Flammarion).

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.


La nuit et le moment

En ces temps si impudiques, où la pornographie règne et où l'érotisme disparaît de notre horizon, lire et regarder un livre d’art ayant trait à la sexualité a quelque chose de rassurant, car il préserve la fracture qui nous constitue en tant qu’être humain au lieu de l’exhibition perverse et émancipatrice forcenée qu’opère notre époque. Romancier (Le Salon du Wurtemberg, Les Escaliers de Chambord, Tous les matins du monde, Terrasse à Rome, Villa Amalia), essayiste (Petits Traités, 1981-1990, tomes I à VIII, Dernier Royaume, 2002-2005, tomes I à V), Pascal Quignard, né en 1948, nous plonge dans un voyage épique, sensuel et tragique, à travers les mots et les tableaux.

«Sans doute l'expression si souvent utilisée de nos jours de "scène primitive" est-elle excessive pour désigner le fait que les hommes et les femmes dérivant d'une étreinte est nécessairement invisible à leur regard faute d'être déjà conçus. Peut-être faut-il lui préférer l'expression de "nuit sexuelle" puisqu'à n'en pas douter il est plus question dans l'âme inquiète d'une nuit intérieure que d'une figuration originaire»...

Puisque nous sommes aussi dans la peinture, La Nuit sexuelle est une sorte de pendant à Le Sexe et l'effroi, essai où l’auteur disait déjà : «Nous transportons avec nous le trouble de notre conception. (...) Nous sommes venus d'une scène où nous n'étions pas». Pascal Quignard évoque cette troublante scène française que le peintre Claude Mellan a peinte, scène intitulée La Souricière, où un nourrisson sort de la vulve de sa mère et se retourne à quatre pattes pour regarder ce dont il est issu ! Fragonard et d'autres peintres poursuivront l'idée de cette curiosité des hommes à regarder "l'origine du monde" sous les jupes des femmes...

Quignard écrit encore : "Je n'étais pas là la nuit où j'ai été conçu. (...) Nous cherchons cette image inexistante derrière tout ce qu'on voit. Je cherche à faire un pas de plus vers la source de l'effroi que les hommes ressentent quand ils songent à ce qu'ils furent avant que leur corps projette une ombre dans ce monde. (...) Si derrière la fascination, il y a l'image qui manque, derrière l'image qui manque, il y a encore quelque chose : la nuit. Maintenant, je désire m'engloutir dans cette nuit qui d'entrée de jeu communiqua sa couleur à ces pages." Le noir. La nuit donc. Des pages noires ornées de textes et de tableaux magnifiques d'artistes fort divers, de pays différents, allant d'anonymes à Rustin, en passant par Fragonard, Utamaro, Rembrandt, Devéria, Bosch, Picasso, Michel-Ange, Le Caravage, Goya. Impossible de les citer tous. Pascal Quignard revient sur une telle absence et, à partir de cette image originelle manquante, il nous emmène dans un voyage littéraire et pictural, voyage dans l'érotisme et dans la beauté. Dans le sublime.

Il y a trois nuits, selon lui. La nuit utérine, nuit avant la naissance. Puis une fois né, la nuit terrestre. Et enfin après la mort, la nuit infernale, éternelle. Il y a aussi la nuit sensorielle. Où l'on perd la tête. L'ouvrage rassemble quelques-uns des tableaux les plus audacieux et les plus érotiques qui soient, comme s'il n'y avait pas de différence entre la chair et la peinture. Il n'y en a pas d'ailleurs. Pascal Quignard rappelle que "pénis" en latin veut dire petit pinceau (penicillus). Au gré des chapitres, il égrène aussi les histoires d'amour charnelles les plus belles, les plus troublantes ou les plus torrides : Didon et Enée, Lot et ses filles (voler l'origine ou comment les filles volent le sperme du père), Noé et ses fils (l'inverse de Lot et ses filles, les fils de Noé voilent les parties honteuses du père), Actéon et Diane, Mars et Vénus, Saturne, etc. Mais aussi celle d’Eros et de Psychée dont le magnifique tableau de Guiseppe Maria Crespi, Cupidon et Psychée (XVIIIe siècle), orne la couverture du livre.

L'auteur aborde Les Enfers, Le voyeurisme, l'origine de la peinture, etc., et les lie avec le trouble qui nous constitue. Il y a de quoi succomber devant tant d'intelligence et de beauté entremêlées. A chaque fois, Pascal Quignard, doté d'une culture immense autant que raffinée, fait des rapprochements (le rapport entre la dénudation et les religions "révélées") et réinjecte de la chair au sens. "Raturer, gribouiller, c'est rendre noir. Rendre noir c'est anéantir la forme visible. Si être noir c'est être absent, rendre noir c'est ôter de l'existence ce qu'on veut plus voir". De là évidemment, la volonté de tuer, de mettre dans la nuit du tombeau ; à l'inverse, la lumière, c'est naître, faire jour, le besoin aussi de quelque chose ou de quelqu'un qui nous regarde. L'amour ?

L'auteur nous apprend à voir et à lier, à regarder ce qu'on ne pourra jamais voir tout à fait. Ainsi, il évoque la rencontre amoureuse, le coït des parents, l'enfant qui ne pourra jamais voir la scène primitive d'où il a été conçu et d'où il sortira. L'homme et la femme doivent ensuite vivre toute leur vie avec cette fracture, et donc l'accepter ("Les animaux sont sans nudité").

L’auteur revient donc sur cette meurtrissure qu'est l'homme ("Eros est un dieu assassin"), tente de dessiner ce qui ne peut pas être peint, s'obstine à le dire, trace des liens entre image et texte ; ce ne sont pas seulement des rapprochements psychanalytiques, histoire d'évacuer le non-dit, voire le non-imagé à peu de frais. Non, il s’agit de mettre le doigt sur le tragique humain, sur ce monde de beauté et de sang, sur l’enfer et l'émotion du monde ("Car les enfers sont conçus à l'image du premier pays dont nous avons été les habitants. L'entrée de la grotte est dissimulée comme une vulve dans son fourré"). L'homme tente de dire par l'art la fracture qui est en lui. En même temps, l'homme a la nostalgie de ce paradis où il ne serait plus homme justement. Et il est prêt à créer le paradis sur terre au risque de l'enfer. Certaines phrases troublantes resteront inscrites profondément en nous : "Ce sont les cimetières qui sédentarisèrent les hommes". Car cette "nuit sexuelle", où tout a lieu, où tout se met en branle, dit notre mise au monde en même temps que notre impossibilité d'être au monde. L'histoire du monde n'est celle que du sexe et de la mort. "Le sadisme est la pulsion sociale essentielle", écrit encore Pascal Quignard.

C'est dans le silence et dans le calme qu'il faut lire ce beau livre. Recueilli. Dans la pénombre. Au calme. Pour goûter et savourer le texte. On n'oubliera pas de le relire pour s'en imprégner charnellement, pour que ses mots et ses images vivent et se projettent à l'intérieur de nous. Et sur cet instant précis où deux êtres se rencontrent, où tous les deux s'isolent la nuit dans une pièce pour discuter, puis où leurs regards se perdent l'un dans l'autre... L'éternelle histoire dite dans La Nuit et le moment, ce petit roman de Crébillon fils.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 14/12/2009 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
www.parutions.com

(fermer cette fenêtre)