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L'Empire du moindre mal - Essai sur la civilisation libérale
de Jean-Claude Michéa
Flammarion - Champs 2010 /  8 €- 52.4  ffr. / 205 pages
ISBN : 978-2-08-122043-0
FORMAT : 11cm x 18cm

Première publication en septembre 2007 (Flammarion)

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.


L'impasse civilisationnelle du libéralisme

Ce qu'il y a de bien avec Jean-Claude Michéa, c'est qu'il s'agit d'un penseur piquant, pertinent, voire drôle, qui ne vous laisse pas en paix. En plus d'être un bonheur de lecture avec ses phrases finement ciselées. Agrégé de philosophie, auteur de Orwell, anarchiste tory (1995), L'Enseignement de l'ignorance (1999), Impasse Adam Smith (2002), Orwell éducateur (2003), il enseigne à Montpellier. Connu pour ses prises de positions engagées contre une gauche qui aurait perdu tout esprit de lutte anti-capitaliste pour laisser place à la religion du progrès, s'éloignant ainsi du monde prolétarien, il tente de saisir les changements structurels opérés par le libéralisme afin de transformer l'homme en monade économique, narcissique et autogérée. Il s’inscrit ainsi dans l’optique de Christian Laval (L’Homme économique) et Dany-Robert Dufour (Le Divin marché) entre autres.

Le premier chapitre de l'essai, «L'unité du libéralisme», revient sur le projet libéral. "Je soutiens, en effet, que le mouvement historique qui transforme en profondeur les sociétés modernes doit être fondamentalement compris comme l'accomplissement logique (ou la vérité) du projet philosophique libéral, tel qu'il s'est progressivement défini depuis le XVIIe siècle, et, tout particulièrement, depuis la philosophie des Lumières. Cela revient à dire que le monde sans âme du capitalisme contemporain constitue la seule forme historique sous laquelle cette doctrine libérale originelle pouvait se réaliser dans les faits. Il est, en d'autres termes, le libéralisme réellement existant. Et cela, nous le verrons, aussi bien dans sa version économiste (qui a, traditionnellement, la préférence de la «droite») que dans sa version culturelle et politique (dont la défense est devenue la spécialité de la «gauche» contemporaine et, surtout, de l'«extrême gauche», cette pointe la plus remuante du Spectacle moderne".

Michéa revient sur les conditions de la genèse historique du libéralisme et montre que l'idéologie libérale n'a jamais cessé d'emprunter la totalité des catégories philosophiques (Individu, Raison, Progrès, Liberté) nécessaires à sa formation. Il s'agit d'établir un "doux commerce" à la suite des guerres de religion qui ont mis en péril l’idée même de communauté politique. Le projet du libéralisme est né de la volonté de trouver une issue à cette crise en imaginant une forme de gouvernement qui ne se fonderait plus sur des postulats moraux ou religieux particuliers mais sur une base «axiologiquement neutre». D'où le rôle joué par la Raison, le Droit et la Science dans les sociétés modernes, ceci afin d'être "comme maîtres et possesseurs de la nature". Selon la loi libérale, les hommes deviendraient honnêtes, généreux et solidaires grâce à la Croissance indéfinie, puisque leurs intérêts reposeraient, par définition, sur la poursuite par chacun de son intérêt égoïste bien compris. D'où la formule d'Adam Smith, "la main invisible du Marché", selon laquelle l'équilibre s'établirait bon an mal an harmonieusement à l'instar de la circulation routière ou d'un mécanisme d'horlogerie.

Le rôle pacificateur du commerce et la mécanique autorégulatrice du marché seront deux thèmes modernes que le libéralisme va tenter d'administrer. Seule l'Économie politique — religion du capital — a su conduire l'individualisme des Lumières à son extrémité logique : une monadologie économique dans laquelle le Marché demeure l'instance capable de créer des individus sans filiation ni attachement particulier, tels de simples calculateurs égoïstes. Et pour réaliser pareil projet, il faut un état idéologiquement neutre en apparence. On comprend mieux pourquoi dans une société libérale toutes les manières de vivre ont dès lors une valeur égale, coupant la tête à la Morale et à toute Loi symbolique, à toute «domination». C'est-à-dire, aux yeux des libéraux, à des constructions idéologiques arbitraires et historiquement orientées qu'il faut sans cesse déconstruire (Derrida et son déconstructivisme) pour les ruiner. D'où le relativisme culturel actuel qui renforce le narcissisme et l'égoïsme des individus. On remarque, suite à cette croyance, que les hommes deviendraient honnêtes, généreux et solidaires grâce à l'économie (la continuité libérale de la sociologie bourdivine lorsqu'elle explique les conduites transgressives et délinquantes par la seule misère sociale). "Est alors mise en place une industrie de l'excuse : "C'est le travail habituellement confié aux rappeurs, aux cinéastes "citoyens" et aux idiots utiles de la sociologie d'état".

Jean-Claude Michéa montre ainsi que l'entreprise libérale "démoralise" la vie publique, rejoignant ainsi le progressisme de gauche qui ne cesse de faire appel à la transgression permanente (rôle aussi des avant-gardes artistiques). Le philosophe touche juste en n'opposant pas le libéralisme politique et culturel (l'avancée des droits et la libéralisation permanente des mœurs) et le libéralisme économique (les développements émancipateurs du premier étant dépendants des nuisances du second). Pour Michéa, le libéralisme est structurellement une idéologie progressiste, opposée aux positions conservatrices ou réactionnaires comme l'avait déjà vu Marx. Une seule publicité le confirmerait. Et c'est à juste titre que le philosophe se moque des illusions de la gauche intellectuelle et politique sur ce plan-là.

La critique est sévère et imparable. On comprend mieux alors pourquoi la pente est de s'engager dans la voie d'une régularisation massive de tous les comportements possibles et imaginables, poétisés sous le nom de libéralisation des moeurs. Comme par exemple la prostitution vue par certaines associations et intellectuel(le)s de gauche comme un métier comme les autres, «probablement destiné à rentrer dans la catégorie économiquement prometteuse des «services à la personne»», nous dit avec humour Michéa. S'il en est ainsi, ironise l'auteur, pourquoi n'y aurait-t-il pas dans le futur des écoles, des professeurs pour l'enseigner avec la création de diplômes ? Dans cette régularisation, le libéralisme politique et culturel ne peut conduire qu’à une nouvelle guerre de tous contre tous, menée cette fois devant les tribunaux et par avocats interposés. C'est déjà le cas. Tel nouveau plaideur exigera la suppression des corridas, tel autre la censure d’un film pro ou antichrétien, un troisième l’interdiction de Tintin au Congo. Le monde n'a pas fini de tourner au vinaigre. Voire pire : «En Allemagne, par exemple, les défenseurs du libéralisme en sont déjà à discuter du droit d'avoir des rapports cannibales entre adultes consentants (affaire Bernd Jürgen Brandes, printemps 2001) ; ou encore du droit au mariage entre frère et soeur (l'avocat libéral Endrik Wilhelm plaidant l'abolition de l'article 173 du Code pénal allemand, qui punit l'inceste, au prétexte que cet interdit n'est qu'une «survivance folklorique de l'Histoire»).»

De même, on saisit pourquoi l'idéalisation de l'enfant est au coeur de toute éducation libérale moderne, signe d'abord d'une admiration pour son égocentrisme initial (d'où la critique de toute maturité et éloge de l'indifférenciation entre jeunes et adultes), extase ensuite pour laisser la «nature» de l'enfant s'exprimer librement. "Vive la toute-puissance infantile !", autrement dit. De même en ce qui concerne l'emprise des mères, oubli étrange par rapport au patriarcat, tarte à la crème de la dénonciation sociologique. Si le patriarcat est frontal, le matriarcat est plus sournois puisqu'il s'agit de destituer toute Loi symbolique. "C'est, en effet, au moment précis où la dynamique des sociétés modernes commençait à saper le fondement culturel des anciens montages patriarcaux – en discréditant, au profit des mécanismes du Droit et du Marché, toutes les références à une loi symbolique – que l'attention de la critique sociale en est venue à se focaliser de façon presque exclusive sur cette seule modalité de la domination."

Michéa est moins convaincant quand il s'attaque à la vision négative de l'homme (ancêtre pour lui du déconstructionnisme) opéré par un La Rochefoucauld par exemple, en voyant là une des bases du libéralisme qui tirerait parti de cette vision afin d'établir l'empire du moindre mal. Certes, le Marché a besoin du relativisme culturel, de la perte des valeurs et des repères, pour mener ses opérations de sape. Cependant, Michéa oublie que, quoi qu'il en soit, pour l'instant, le libéralisme réalise son projet, et que, s'il peut le réaliser, c'est qu'il a une base réaliste et concrète, donc anthropologique. Michéa confond Cioran et Derrida, entre celui qui constate l'homme tel qu'il est et celui qui s'obstine à déconstruire pour... disons le, ramollir le cerveau. On touche là à l'idéalisme du philosophe. Pour lui, il s'agit de défendre ce que George Orwell appelait, la common decency, la décence ordinaire, pour résister au capitalisme. Cette décence ordinaire relève de la triple «obligation» (qui n'est ni économique ni juridique) de donner, recevoir et rendre. Cette logique du don est l'inverse non seulement de l'égoïsme et de l'esprit de calcul, conditions de la volonté de puissance mais de l'idéologie morale ou des idéologies du Bien dont le mode privilégié est la croisade et la conversion, ne reposant que sur le regard d'autrui et la réputation sociale.

Brillant, sensible et intelligent, le livre recèle bon nombre de moments jubilatoires. Citons entre tous ceux où l'auteur s'en prend au PIB (bible du bonheur libéral), au mythe de la Croissance (autre nom du réchauffement climatique) se moquant de la façon dont cette dernière prend en compte les guerres, la pollution, les accidents de la route et aussi les destructions productives de la délinquance (d'où le maintien d'un taux de délinquance élevé, que Mandeville avait déjà repéré !) mais exclut tout ce qui fait que la vie mérite d'être vécue (amour, compassion, joie de nos enfants, beauté de la poésie, intégrité des représentants politiques, etc.). Michéa cite un texte étonnant de Bob Kennedy en 1968 allant dans ce sens et conclut : "Quarante ans après, on aurait évidemment le plus grand mal à trouver, en France, une(e) représentant(e) de la gauche ou de l'extrême gauche capable de formuler une critique aussi radicale de l'idéologie de la Croissance."

Michéa montre l'impasse civilisationnelle dans laquelle nous mène le libéralisme qui, voulant pourtant conjurer la guerre de tous contre tous, nous y ramène avec en supplément une guerre de tous contre chacun, un être humain machinique, et une ruine écologique à la clef. Il conclut son livre ainsi : "Mais s'il advenait, malgré tout, que l'humanité perde son dernier combat et soit ainsi contrainte de céder la place aux machines post-humaines, dans le monde dévasté du libéralisme victorieux, il resterait encore une vérité ineffaçable. La richesse suprême, pour un être humain — et la clé de son bonheur — a toujours été l'accord avec soi-même. C'est un luxe que tous ceux qui consacrent leur bref passage sur terre à dominer et exploiter leurs semblables ne connaîtront jamais. Quand bien même l'avenir leur appartiendrait".

Bref, L'Empire du moindre mal est un grand livre.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 16/03/2010 )
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