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Fragile absolu - Ou pourquoi l'héritage chrétien vaut-il d'être défendu ?
de Slavoj Zizek
Flammarion - Champs 2010 /  8 €- 52.4  ffr. / 240 pages
ISBN : 978-2-08-124540-2
FORMAT : 11cmx18cm

Première publication française en février 2008 (Flammarion - La Bibliothèque des savoirs)

Traduction de François Théron

L'auteur du compte rendu : Scénariste, cinéaste, Yannick Rolandeau est l’auteur de Le Cinéma de Woody Allen (Aléas) et collabore à la revue littéraire L'Atelier du roman (Flammarion-Boréal) où écrivent, entre autres, des personnalités comme Milan Kundera, Benoît Duteurtre et Arrabal.


Marxisme et Christianisme

Philosophe et docteur en psychanalyse, Slavoj Žižek a le vent en poupe en ce moment. Il a publié Le Sujet qui fâche. Le centre absent de l'ontologie politique (Flammarion, 2007), Bienvenue dans le désert du réel (Flammarion, coll. Champs, 2007), Que veut l'Europe ? Réflexions sur une nécessaire réappropriation (idem) et Plaidoyer en faveur de l'intolérance (Climats, 2004), et opère une critique roborative du postmodernisme.

A la suite de Jean-Claude Michéa (L’Empire du moindre mal, Climat, 2007) et Dany-Robert Dufour (Le Divin marché, Denoël, 2007), Slavoj Žižek opte pour une voie plus offensive. Si son angle d’attaque est d'orientation freudo-marxiste, il n’y va pas par quatre chemins : «Au lieu d’adopter cette position défensive qui laisse à l’ennemi le choix du lieu de l’affrontement, il s’agit d’inverser la stratégie en assumant pleinement ce dont on est accusé : oui, le marxisme est dans le droit fil du christianisme ; oui, christianisme et marxisme doivent combattre main dans la main, derrière la barricade, le déferlement des nouvelles spiritualités. L’héritage chrétien authentique est bien trop précieux pour être abandonné aux freaks intégristes». Pour en venir à une pareille position, Slavoj Žižek opère un détour par le capitalisme et la postmodernité.

Le parcours est singulier et pas toujours réussi car Slavoj Žižek se perd parfois dans des considérations étranges. De plus, l'auteur n'établit pas bien les liens qui permettent de saisir la cohérence de sa pensée. Tout cela est un peu confus, confusion accentuée par les nombreuses références au discours lacanien qui, comme chacun sait, n'est pas des plus compréhensibles. Cependant, Slavoj Žižek reste un philosophe pertinent dans sa compréhension des leurres de la postmodernité.

La première partie du livre fait référence à Marx et rappelle un texte du Manifeste du Parti communiste qui mettait en garde contre les bouleversements opérés par la bourgeoisie. Rappelons-le pour bien saisir l'objet du débat : «Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, traditionnels et figés, avec leur cortège de croyances et d'idées admises et vénérées se dissolvent ; celles qui les remplacent deviennent surannées avant de se cristalliser. Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré est profané ; et les hommes sont forcés, enfin, d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux dégrisés.» Ce qui implique le fourvoiement de la gauche qui pensait lutter contre le capitalisme alors qu’elle ne faisait que le renforcer et lui ouvrir toutes les voies, non seulement économiques, politiques mais aussi psychologiques.

L’attaque de Slavoj Žižek est claire et directe contre les cultural studies qui ne font que désymboliser l’être humain sous le prétexte permissif de la liberté et de l’ouverture, qui font l'éloge de ces nouvelles formes de la production artistique, sans tenir compte de l'ancrage de ces phénomènes dans le capitalisme mondial et dans le processus de réification accélérée qu'il suscite. Si Marx a bien vu que le capitalisme était alimenté par son propre obstacle, pour le philosophe, le communisme marxiste, société fondée sur une pure productivité extérieure à la structure du Capital, était un fantasme constitutif du capitalisme lui-même. Car croire que l'on pouvait garder une productivité générée par le capitalisme, mais débarrassée de ses obstacles, était un leurre.

Voilà bien le problème. La transgression, le monde sans limites. Slavoj Žižek saisit très bien le problème du capitalisme et fait un parallèle entre la plus-value et le plus-de-jouir lacanien. Il prend comme exemple la boisson Coca-Cola, incarnation du plus-de-jouir dans le sens où cette boisson n’étanche pas la soif mais la provoque. Plus on en boit, plus on a envie d’en boire, «un pur plus-de-jouir au-delà de toute satisfaction triviale, un X mystérieux et insaisissable après lequel notre consommation compulsive de marchandises nous fait courir», écrit-il. En ce sens, le philosophe indique que le capitalisme démoralise la vie publique, rejoignant ainsi le progressisme de gauche qui ne cesse de faire appel à la transgression permanente (rôle aussi des avant-gardes artistiques auxquelles Slavoj Žižek fait un sort sans pitié). Il constate l'«acculturation» de l'économie de marché elle-même. Le passage à une économie dominée par le secteur tertiaire (économie des services et des biens culturels) a transformé la "culture" en une sphère non marchande de moins en moins spécifique, de l'industrie du logiciel de divertissement à la production médiatique en général.

En ce sens, l'appareil économico-culturel ne se contente pas de tolérer des effets et des produits de plus en plus choquants : il les génère directement. Il suffit de penser aux tendances dans les arts visuels où l'on ne produit plus de statues ou de peintures sous cadres : ce sont les cadres sans les peintures qui sont exposés, des cadavres de vaches, des excréments, des vidéos montrant l'intérieur du corps humain (gastroscopie et colonoscopie) incluant des effets olfactifs, etc. Dans sa dimension la plus radicale, cette impasse est l'impasse de tout processus de sublimation. De sa disparition progressive. Et donc de l'addiction sans fin à vouloir coller à ce «plus-de-jouir». Autrement dit, la mort. L'autodestruction. A partir de là, Slavoj Žižek pense que l'héritage chrétien rompt avec cette logique mortifère et perverse. A savoir, rompre ce cercle vicieux de la Loi et de sa transgression fondatrice. "La tradition judéo-chrétienne est donc à opposer strictement à la problématique gnostique et New Age de l'épanouissement et de l'accomplissement personnels : lorsque l'Ancien Testament nous commande d'aimer et de respecter notre prochain, ce n'est pas notre double imaginaire, notre semblable, qui est convoqué, mais le prochain en tant que Chose traumatique. Contrairement à l'attitude New Age qui en dernier ressort réduit l'Autre ou le Prochain à mon image au miroir, ou à une mesure le long de la voie de mon propre accomplissement individuel".

Car d'une manière pertinente, Slavoj Žižek établit un lien entre le Décalogue et les Droits de l'homme, ceux-ci étant vus comme une volonté de transgression et de destruction de toute loi symbolique. «Il est également crucial de garder à l'esprit le lien unissant le Décalogue (les commandements divins imposés traumatiquement) et son envers moderne, les «Droits de l'homme». Comme l'expérience de notre société libéral-permissive et postpolitique le démontre amplement, les Droits de l'homme sont en fin de compte, dans leur cœur même, les Droits autorisant la violation des Dix Commandements. Le «droit à la vie privée» : le droit à l'adultère, en secret, où personne ne me voit ni n'a le droit de fouiller ma vie. «Le droit au bonheur et à la propriété privée» : le droit de voler (d'exploiter autrui). «Liberté de la presse et des opinions» : le droit au mensonge. «Le droit pour les citoyens de posséder des armes» : le droit de tuer. Et enfin, «liberté des croyances religieuses» : le droit d'adorer de faux dieux". On peut également voir que les Droits de l'homme ne sont pas simplement opposés aux Dix Commandements mais que, en tant qu'ils les produisent, ils représentent leur propre transgression : il n'est pas de Droits de l'homme sans Décalogue. Il reste donc à briser le cercle vicieux de la Loi/péché.

La référence au Christ par Slavoj Žižek est pertinente car le Christ demande de bouleverser la logique circulaire de la vengeance et du châtiment destinés à rétablir l'équilibre de la Justice : le remplacement de la logique du talion. Et en même temps d'accepter, par amour, l'autre réellement, non pas comme double de soi-même, mais l'amour vrai, l'autre car autre que soi. L'altérité radicale, empêchant la transgression permanente. "C'est cet héritage chrétien du «découplage» qui est menacé aujourd'hui par les «intégrismes», et tout spécialement lorsqu'ils se disent chrétiens. Le fascisme n'implique-t-il pas, en dernière analyse, le retour aux mœurs païennes qui, refusant l'amour de l'ennemi, cultive l'identification totale avec sa propre communauté ethnique ?».

Slavoj Žižek sait bien, en tant que psychanalyste, que sans manque, un être est incapable d'amour : le mystère de l'amour est l'incomplé­tude. Seul un être imparfait et soumis au manque peut aimer : nous aimons parce que nous ne savons pas tout. Un amour qui évite la transgression, le ressentiment, la vengeance et la logique du plus-de-jouir mortifère. Et donc, il met à bas le plus-de-jouir capitaliste. Comme quoi l'héritage chrétien est plus révolutionnaire que l'extrême-gauche elle-même !

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 14/09/2010 )
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