L'actualité du livre
Pocheset Science-fiction  

Cleer
de L.L. Kloetzer
Gallimard - Folio SF 2013 /  7,50 €- 49.13  ffr. / 405 pages
ISBN : 978-2-07-045054-1
FORMAT : 11,0 cm × 17,5 cm

Being corporate

CLEER, c’est LA firme pour laquelle vous rêvez de travailler, une image de haute technologie, un zeste de sérénité, un brin d’écologie, et surtout des produits si branchés, si novateurs, qu’on n’imagine plus vivre sans. Un mélange futuriste d’Apple, de Google, de L’Oréal, de Facebook et d’autres encore. CLEER est plus qu’une multinationale, un empire, un État en soi, presque un monde avec ses armées, ses moyens, ses règles, ses secrets. Vinh et Charlotte viennent d’entrer, chacun de son côté, dans l’un des services les plus prestigieux du groupe, la Cohésion Interne, un service de consultants qui ont toute latitude pour régler tout problème d’image et de réputation : non pas des cowboys, mais des experts, des outils parfaits au service de l’entreprise et de sa seule prospérité… des outils qu’il faut désormais affûter, éprouver, durcir, former par une série de missions, au risque de leur personnalité, de leur conscience voire de leur existence même. Mais l’intérêt supérieur de CLEER est en jeu.

L’ouvrage se présente un peu comme une série de nouvelles, liées par les personnages, Charlotte et Vinh : au hasard des missions, qui mènent les deux héros de la Provence jusqu’aux tréfonds de l’Asie (et d’eux-mêmes) en passant par les Balkans, on découvre un monde autre, une anticipation où la psychologie a peu à peu débouché sur des capacités paranormales (prescience, perception améliorée, etc.) via une mystérieuse «méthode Karenberg» que les lecteurs du nouvel opus des Kloetzer – Anamnèse de Lady Star – retrouveront. Un monde où justement, l’humanité, les institutions, le monde, disparaissent peu à peu, se floutent au profit de la seule entreprise CLEER, version totalitaire de la grande entreprise. Charlotte et Vinh en oublient leur vie, leurs amis et peut-être même leur âme : CLEER suppose une dévotion absolue au service d’un projet qui, clairement, entend transcender l’humain. A coups de technologie, d’informatique, de génétique, de drogues pour transformer et améliorer la perception, Charlotte et Vinh évoluent, se détachent peu à peu du commun des mortels pour devenir de parfaits serviteurs de CLEER et – significativement - accéder au sommet du building et de la hiérarchie, dans ces bureaux qui semblent posés sur le monde.

Une déclinaison capitaliste du projet, totalitaire, de l’homme nouveau et du surhomme, avec le numérique comme nouvelle police de la pensée. Et tout cela au service d’une multinationale dont on ne sait jamais trop ce qu’elle fait, ce qu’elle produit : au hasard des missions à travers le monde, on croise des productions étranges, des besoins singuliers, on imagine des départements recherche et développement qui jouent allègrement avec la notion d’éthique… CLEER, c’est l’image fantasmée de la multinationale sans âme, la version moderne du pacte faustien pour des cadres qui ne cherchent leur épanouissement que dans leur travail et la reconnaissance de la firme. Une déshumanisation joyeuse pour cadres sup…

Avec ce récit d’anticipation bluffant de maîtrise, L.L. Kloetzer (Laura et Laurent en fait) offrent au lecteur, fasciné, une SF singulière, qui délaisse l’espace, les extra-terrestres ou les dimensions parallèles pour explorer un univers étonnant, l’entreprise, la firme multinationale, et ses multiples filiales, labos, projets, avec, telle une araignée au cœur de la toile, les ressources humaines et la «Cohésion interne». Elle a sa propre culture, ses propres moyens, c’est un monde en soi, dont chaque employé est connu, évalué, étiqueté : le virtuel dédouble le réel, et dans l’espace numérique, il n’est nulle intimité qui ne tienne, face aux regards de la cohésion interne.

Le lecteur, projeté dans cet univers d’anticipation, discrètement futuriste, peut avoir dans un premier temps l’impression de se sentir à l’aise : la Défense, un building, le service RH… rien de bien futuriste au départ. Mais par touches légères, les Kloetzer nous introduisent dans un monde différent, plus technologique, plus connecté, plus mondialisé, un monde pour lequel on manque de références, et où il faut, par des déductions, comprendre la situation. Comme les héros, on découvre les situations par bribes, on se fait une opinion, on recoupe les informations et l'on prend peu à peu la mesure de ce totalitarisme soft. La lecture devient enquête, rapport, évaluation, et incite le lecteur à s’insérer, voire à s’impliquer en faisant un effort de synthèse à son tour.

Il y a là un effet de réel, qui donne à ce roman une densité particulière, très séduisante. Une vraie anticipation française, et un roman qui révélait un couple d’auteurs bourré de talent. La réédition en poche permet une redécouverte bienvenue.

Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 27/05/2013 )
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