L'actualité du livre
Bande dessinéeet Autre  

S.E.N.S.
de Marc-Antoine Mathieu
Delcourt 2014 /  25.50 €- 167.03  ffr. / 256 pages
ISBN : 978-2-7560-5361-5
FORMAT : 17,6x23,8 cm

L’homme qui marche

Ce livre n’a pas de vrai titre. C’est sa première particularité, une manière de se faire remarquer dès le début. Sa couverture porte un symbole : . Pour aller plus vite, et parce qu’il faut bien savoir de quoi on parle, éditeurs et auteur nomment cet ouvrage Le Sens, ou bien S.E.N.S, mais ça n’est qu’un raccourci que ne prend justement pas le nouveau Marc-Antoine Mathieu. Au contraire, lorsque s’il s’agit d’aller d’un point A à un point B, le récit fait des détours, sur près de 250 pages. Heureusement, cette flèche inaugurale nous guide, nous invite. Là où d’autres couvertures nous perdaient déjà dès le départ (Le Décalage, L’Épaisseur du miroir, et même ces titres curieusement tronqués comme La Qu…), ce symbole positif est une bénédiction pour ceux qui ouvrent un Marc-Antoine Mathieu avec appréhension (« dans quel piège vais-je encore tomber ? »).
Cette flèche donc, qui nous signifie quelque chose comme « c’est par ici » est déjà un revirement radical par rapport aux précédents livres de l’auteur. Lui qui, depuis L’Origine ne cesse de perdre ses lecteurs dans des dédales de cases imbriquées, de narration décalée, de point de fuite envolé et de repères égarés, proclame cette fois, comme ironiquement et en contrepoint total avec son travail passé, qu’il y a un sens à suivre : plus aucune raison de se perdre, la voie est tracée, il n’y a plus qu’à suivre cette flèche. Même 3 secondes qui devait se lire minutieusement d’une traite demandait plusieurs allers-retours au fil de l’album pour saisir de quoi il retournait. Ici, avec ce , le chemin est balisé et pour le lecteur, il n’y a plus qu’à emboîter les pas de cet homme qui marche, sans trop savoir où il va, ni pourquoi. Ce serait donc, sans doute, le livre le plus tranquille de Marc-Antoine Mathieu, une promenade de santé. Un livre dessiné au fil des idées, d’une intuition à l’autre, loin du dispositif quelque peu figé de 3 Secondes, et aussi moins bavard que Dieu en personne. Une pause.

Le héros est anonyme, sans visage, au regard perpétuellement masqué. Un individu neutre, lambda, comme l’un des chapeaux melons de Magritte ou un cousin de Julius Corentin Acquefacques. Le précédent livre de Mathieu, Labyrinthium le mettait déjà en scène: le pauvre bougre était bloqué au sein d’une boucle, un livre qui se mordait la queue et qui ne laissait aucun échappatoire. Ici, enfin, grâce aux flèches qui balisent son parcours, l’homme va pouvoir – peut-être ? – s’en sortir.
Après le passage d’une porte (ou la serrure a une forme de flèche évidemment), c’est donc le début d’une traversée du désert, une errance dans des espaces mouvants et parfois inquiétants. Mais forcément, ce serait trop simple, et c’est là où l’une des marottes de Marc Antoine Mathieu revient au galop : le rêve est ici omniprésent et si le chemin semble fluide, les sentiers traversés ne seront pas de tout tranquillité. Dans ce désert qui passe du rien au chaos – même organisé – d’une page à l’autre (cette idée du brusque passage du vide à l’accumulation est souvent présente chez Mathieu), c’est tout de même la sécurité qui prime. Car, comme dans un songe, les plus grands dangers seront traversés. Ce nouveau prisonnier des rêves suit les signes, il retombe parfois sur ses pattes par hasard, ou par chance, mais jamais il ne se perd. Tous les chemins mènent à une fin. Ce qui rythme le livre, c’est la capacité de Mathieu a créer justement du sens à son livre: comment permettre à son personnage de poursuivre sa course sans se répéter.

Et le rêve permet à Mathieu de décliner sur chaque page toutes sortes d’expériences et d’univers et le blanc du désert serait comme une nouvelle page à explorer et à remplir régulièrement : ici une fausse ligne d’horizon, là-bas des pierres qui s’écroulent, plus loin un champ de flèches et encore après une vague géante. C’est un espace mouvant, un bouillon graphique qui porterait même le livre à s’apparenter à un recueil d’illustrations qui pourraient se suffire à elles-mêmes. Dans ce livre muet, Mathieu signe ici son goût pour le dessin, pour les mises en scènes et les ambiances.

Entre le noir initial et le blanc terminal (comme dans 3 Secondes), il y a un itinéraire à travers un désert fait d’illusions, de détours, de pièges, de montagnes et de trous béants. Si le livre joue avec les repères et l’espace, il y a tout de même une temporalité qui s’installe : la traversée semble une vie, le personnage vieillit, la flèche devient son ombre, comme un fil à la patte, une épée de Damoclès : métaphore d’une existence ? On laissera la simplicité de ce symbole de côté, préférant se focaliser sur l’ironie de la chose : lorsque le personnage de Labyrinthium, continuait de vivre la même vie, celui de n’a finalement pas non plus de choix et sa destinée toute tracée finira en poussière : avec Marc-Antoine Mathieu, il n’y a pas forcément de bonnes alternatives, il y a toujours un grain de sable pour vous enquiquiner.

Malgré ses apparences un peu retorses (pas de titre, un langage codé, pas de textes, pas de véritable récit…), ce nouvel ouvrage reste une déambulation élémentaire, onirique et cotonneuse. Lorsque 3 secondes était finalement éreintant à découvrir, ce nouveau livre est une promenade onirique et poétique qui coule toute seule, comme une pause dans la bibliographie de Mathieu. Il faut juste accepter de se laisser porter, de suivre ce chemin étrange et fantastique, d’une beauté un peu froide et clinique.

Alexis Laballery
( Mis en ligne le 26/11/2014 )
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