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Jusqu’ici tout allait bien… - Contes ordinaires 2
de Ersin Karabulut
Fluide Glacial 2020 /  16.90 €- 110.7  ffr. / 80 pages
ISBN : 9782378782467
FORMAT : 24x32 cm

Par tous les temps

Des villes, au début du vingt-et-unième siècle. Des hommes et des femmes qui nous ressemblent. Mais aussi, au détour d’une planche, une chambre secrète où se rendent mystérieusement nos amis, nos ex et toutes nos relations perdues. Ailleurs, un visage qui contamine toute la population en métamorphosant la forme du nez et la couleur de la peau. Le turc Ersin Karabulut propose ainsi huit Contes ordinaires dans la foulée de son premier album traduit en français, tapant aussi fort que la première fois.

Les nouvelles de Karabulut parlent de notre quotidien, à peine déformé, à peine exagéré. Sans doute sa vie en Turquie a-t-elle du poids dans le regard cynique qu’il porte sur la société, et c’est la première grille de lecture qui nous vient à l’esprit, encouragés par la préface de Christin et par les propres citations de l’auteur dans le communiqué de presse. C’est d’aujourd’hui et de demain dans un pays en crise qu’il est question ici. Il y a sans doute une réaction à la politique d’Erdogan dans L’âge de Pierre, fable moderne dénonçant « le poids des croyances sur nos vies » à coup de métaphore de rocher porté tout au long de l’existence. De la même façon qu’il y a bien quelque chose de Black Mirror dans .dot, science-fiction vraisemblable où les GAFAM prennent officiellement la tête du pouvoir politique au point de laver le cerveau de ceux qui n’adhèrent pas à leurs produits. Mais Karabulut ne se contente pas de commenter l’actualité.
Au-delà de la futurologie, ce qui nous touche dans ces Contes tient au petit supplément d’âme que le dessinateur joint toujours à ses récits. Son thème véritable, c’est l’humanité en tant que telle. Karabulut ne connaît d’ailleurs pas forcément le fin mot de ses histoires. Il s’abstient de trancher dans .dot, acceptant sa répugnante conclusion avec un cynisme à faire froid dans le dos. Quant à L’âge de Pierre, n’évoque-t-il pas aussi, à sa manière, le mythe de Sisyphe, dont Camus nous disait qu’il fallait l’imaginer heureux ? Ces situations ubuesques, où les innocents se débattent avec des forces qui les dépassent, nous mettent en face d’un humanisme intemporel dans lequel le sens n’apparaît jamais clairement.

En poète, Karabulut pointe nos douleurs, nos migraines et nos hontes. Sans craindre d’y ajouter le mauvais goût d’un gros nez ou d’une vulgarité soudaine. Il ne se laisse pas aller au bonheur, se méfie comme de la peste du lisse, du joli, du moderne.
Il nous rappelle que nous avons peur que nos enfants prennent notre place. Que nos couples ne sont pas à l’abri des secrets. Que nous n’aimons plus certains vieux amis. Un jour, nous nous regardons dans le miroir et voyons que nous avons changé. Nous en sortons parfois glacés, avec la certitude que la mort, seule, est inéluctable, et que le reste est vain. Ce registre du conte, de la fable, convoque les figures mythologiques d’Œdipe ou de Sisyphe, remplaçant simplement le mystère des origines par celui de l’avenir. Comme si notre vieille tribu, au lieu d’inventer des cosmogonies et des genèses tarabiscotées, n’avait plus comme issue que de se raconter des futurs imparfaits, des portes de sorties bancales et des disparitions malheureuses.

Clément Lemoine
( Mis en ligne le 04/10/2020 )
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