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Quimby the Mouse
de Chris Ware
L'Association 2005 /  33 €- 216.15  ffr. / 68 pages
ISBN : 2-844-14-145-5
FORMAT : 29 x 36 cm

L'enchanteur graphique

À défaut d’avoir pu publier Jimmy Corrigan, paru chez Delcourt, L’Association traduit aujourd’hui ce superbe ouvrage de Chris Ware, formidable compilation de planches, d’illustrations et de textes. Selon le désir de l’artiste américain, le recueil est identique à la version originale parue outre-Atlantique il y a deux ans, chez Fantagraphics Books. Le travail éditorial accompli ici est exempt de tout défaut, et d’une qualité exemplaire : beauté de l’objet, format tabloïd, couverture finement travaillée évoquant quelques ouvrages illustrés sortis du grenier, épaisseur du papier et irréprochable impression… En lui-même, le livre est déjà une petite merveille que l’on se plaît à contempler ! Et le contenu est loin de décevoir.

Quimby the Mouse reprend planches, strips, illustrations, parodies de publicités et d’articles de journaux issus de The New Yorker, Raw et surtout de deux numéros de la fameuse série créée par Chris Ware, Acme Novelty Library, parus entre 1994 et 1995. Comme le précise toutefois le dessinateur dans une introduction monumentale dont il a le secret, ces travaux datent essentiellement du début des années 90, soit des « œuvres de jeunesse » que Ware considère avec un vrai-faux dédain amusant lorsque l’on voit la débauche de moyens mis en œuvre pour accompagner ces planches et le caractère précieux affiché dès la couverture.

Cette compilation hétéroclite et pleine à craquer révèle une fois encore tout le génie de Chris Ware et sa constante envie d’inventer, d’innover, de déconstruire pour mieux rebâtir. Tête chercheuse qui n’en finit pas de bouillonner, Ware passe sans cesse du coq à l’âne, et des souris siamoises à la tête de chat sans corps. Chaque page est ainsi une mine de surprises et une démonstration d’inventivité, un régal pour les yeux autant que pour l’esprit. Et tout nouveau travail, pour Ware, semble être le moment propice à une remise en question du style graphique et des procédés narratifs. Il alterne ainsi les ellipses audacieuses ou, au contraire, décompose une action en un maximum d’images, rappelant là son attachement au cinéma d’animation. Le voilà aussi racontant une histoire à l’intrigue anodine en multipliant les vignettes (plus de 300 pour une planche !), et maniant l’art de la diversion et de l’improvisation absurde. Ou encore, Oubapien malgré lui, l’auteur présente des planches remplissant avec succès quelques jolies contraintes.

Aussi à l’aise avec la couleur qu’avec le noir et blanc, contrôlant parfaitement sa mise en page jusque dans ses recoins, Ware multiplie les esthétiques puisant ses influences principalement dans de vieux comics, des dessins animés ou dans le cinéma de genre. Comme à son habitude, il convoque ainsi tous les fantômes d’une culture populaire américaine : souris disneyenne, super-héros masqué, propagande imbécile et publicités idiotes… Mais loin d’être un pamphlétaire ou un provocateur - Ware n’est pas Crumb - ces éléments, même détournés, ne sont jamais vidés d’une certaine dimension mélancolique et sont toujours porteurs d’une nostalgie naïve, l’image d’une Amérique disparue, envolée, comme l’enfance de Ware dont il n’a de cesse de rechercher la trace. Ce regard sur le passé constamment doublé d’une étonnante modernité dans la conduite du récit apporte un ton unique, un univers totalement personnel et dans lequel on prend plaisir à se perdre et se reposer.

La lecture d’un ouvrage de Chris Ware est un moment de pure interactivité : le lecteur se rapproche de son livre, scrutant ces mini-vignettes minutieusement composées, ou au contraire il s’en éloigne pour mieux apprécier la mise en page générale s’apparentant à quelque drôle de nouveau tableau entre Art Déco et Pop Art. Sans cesse sollicité par ce trop-plein, ces ornements rétros et ces détails foisonnants, voilà le lecteur qui parcourt la page du regard, remarque les échos graphiques, cherche un sens de lecture, semble s’égarer avant de finalement retomber sur les rails, tout comme Ware l’a sans doute prévu. On est loin d’une lecture tranquille et linéaire. L’expérience est autrement plus mouvementée et foncièrement unique dans l’histoire de la bande dessinée. Et une fois les exigeantes conditions de lecture remplies, tout devient jeu et surtout plaisir de découvrir des récits étonnants.

Car au-delà de tout l’attirail esthétique qu’il maîtrise à la perfection, Ware reste avant tout un conteur, un formidable metteur en scène d’histoires et des émotions qui en découlent. Il faut tout de même reconnaître un indéniable talent à un dessinateur qui réussit à émouvoir en usant d’un graphisme minimaliste dans une histoire absurde entre une souris lunatique et une fragile tête de chat! Quelque temps avant son Grand Oeuvre Jimmy Corrigan, Chris Ware révèle donc déjà dans ces premières planches un sens aigu du récit et une parfaite maîtrise du système de la bande dessinée.

Au final, l’ensemble a tout du livre idéal ; celui que l’on prend plaisir à simplement feuilleter quelques instants, à la recherche d’une image ou d’une impression ressentie, ou au contraire se replonger consciencieusement dans l’une des nombreuses fables en une planche où l’absurde et le tragique font bon ménage. Résolument incontournable.

Alexis Laballery
( Mis en ligne le 29/01/2006 )
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